vendredi 26 janvier 2018

Carnet de notes n°2 : Les Pérégrins d'Olga Tokarczuk (Lecture Commune)

La tête dans le monde - Le syndrome - Le cabinet de curiosités - Le Panopticum

 [p.16]  J'ai fait des études de psycho, dans une grande ville communiste à l'aspect lugubre. (...) Le psychisme de l'homme est un objet d'études extrêmement hasardeux.  Certains soutenaient, avec raison, que l'on n'entreprend pas les études de psychologie par simple curiosité, par vocation d'aider les autres ou pour en faire, tout bonnement, son métier, mais pour un autre motif, bien simple au bout du compte.  Je soupçonne que mes camarades et  moi avions tous au fond de nous une faille secrète, même si nous donnions l'impression d'être des jeunes gens sains d'esprit et de corps.  Cette faille était dissimulée, habilement camouflée lors du concours d'entrée.  Une pelote d'émotions serrée, touffue, enchevêtrée, telles ces étranges grosseurs qui surgissent parfois dans la chair des hommes et qu'on peut observer dans tout bon musée d'anatomopathologie.  (...)  Nous avions appris au cours de nos études que l'homme est fait de défenses, de boucliers et d'armures, que nous sommes des villes entourées de remparts dotés de bastions et de donjons, des États truffés de bunkers. (...)  Je n'ai pas fait de vieux os dans le métier que j'avais appris.

Troublante confession et mise en abyme entre le personnage et l'auteur, qui ont fait des études de psychologie et qui ont travaillé dans ce domaine quelques années, avant de se tourner vers l'écriture. Étrange miroir entre le personnage/l'auteur et moi-même, puisque j'ai également fait des études de psychologie, pour mieux m'en détourner totalement, plusieurs années plus tard. Qui n'a pas de failles "secrètes" ? Serait-ce l'apanage des psychologues ? J'aime plutôt à penser que le psychologue se pose surtout beaucoup de questions et cherche quelques réponses, aussi incomplètes soient-elles. Une grande curiosité aussi pour tout ce qui se cache derrière les apparences. Lever le voile. 

L'envie d'écrire apparaît lors d'un voyage. Traquer la vie alors qu'elle s'échappe toujours.  Ce qu'il en reste.

 [p.18] Dotée de la capacité d'attention et de concentration requise, je devenais pour un temps une oreille géante, à l'écoute des murmures, des échos, des bruissements ; de toutes ces voix lointaines s'infiltrant à travers les murs. (...) J'avais beau traquer la vie, elle m'échappait toujours.  Je ne tombais que sur ses traces, les pauvres restes de ses mues.  Je ne trouvais d'elle que des marques, telles ces inscriptions gravées sur les arbres des parcs : "je suis passée par là".

Étrange rapprochement, encore, entre le personnage et moi-même, lorsqu'elle aborde sa sensibilité "monstrophile" et son intérêt pour les abîmées, esquintés et autres fêlés.  Passionnée par les cabinets de curiosités, où l'on collectionne et expose ce qui est rare, exceptionnel, singulier ou monstrueux. Une compassion pour ces créatures insolites, certaines n'ayant jamais vu le jour, d'autres à deux têtes (comme Cephalothoracopagus Monosymmetros exposé au Mütter Museum of The College of Physicians of Philadelphia, en Pennsylvanie), difformes ou en pièces détachées, comme des traces subsistantes des mystères de la nature et des "loupés de la création". Des victimes à jamais "prisonnières de l'éternité muséale". Des océans de formol. La question du temps, presque toujours fugace, mais qui parfois s'étire artificiellement. L'histoire d'un syndrome.

 [p.21] L'histoire de mes voyages n'est que l'histoire de l'affection dont je suis atteinte. (...)  Le concept de syndrome s'accorde parfaitement avec la psychologie du voyage.  Un syndrome, c'est peu encombrant, facilement transférable et provisoire ; c'est indépendant de toute théorie établie. (...) Les symptômes  qui se manifestent chez moi se résument en une attirance pour tout ce qui est déglingué, imparfait, estropié, fêlé.  Je m'intéresse aux formes qui sont comme des erreurs dans la création, des impasses. (...)  A tout ce qui s'écarte de la norme, est trop petit ou trop grand, excessif ou incomplet, monstrueux, répugnant. (...)  Ma sensibilité est tératologique, monstrophile.  Je suis animée de la conviction lancinante que dans ces cas particuliers, dans toutes ces anomalies, l'être véritable jaillit à la surface et révèle pleinement sa nature.
 [p.24]  C'est pour voir de telles choses que je me déplace sans hâte lors de mes voyages, désireuse de traquer sans répit les erreurs et les loupés de la création.
 [p.23] Ce qui n'existe que dans les recoins sombres de la conscience et qui se dérobe à la vue dès qu'on y pose son regard. Oui, assurément, je suis atteinte de ce malheureux syndrome. 

Retour sur la Wunderkammer et le Panopticum, qui ont précédé l'apparition des musées.  Retour sur le sentiment de captivité et de séquestration sous le regard d'autrui.

[p.38] Il ne faut cependant pas oublier que Bentham appelait Panopticum son système génial pour surveiller les prisonniers ; il s'agissait d'aménager l'espace de telle sorte qu'il fût possible d'avoir l'oeil en permanence sur chaque prisonnier. 

Recherche sur le web 

Les Wunderkammern ou cabinets de curiosités, apparus en Europe à la Renaissance, sont à l'origine des musées d'art et d'histoire naturelle. Véritables chambres de collectionneurs, on y trouvait des curiosités en tout genre, avec un goût prononcé pour l'étrange et l'inédit. On y présentait notamment des œuvres d'art, des objets antiques ou symboliques mais aussi des objets d'histoire naturelle tels que des animaux empaillés, des insectes rares ou des squelettes. Allant de pair avec les grands projets de classification universelle chère aux humanistes de l'époque, des catalogues illustrés faisaient souvent l'inventaire de ces collections pour le moins hétéroclites. Cela permettait dès lors d'en diffuser le contenu auprès des savants de toute l'Europe.

Frontispice de Musei Wormiani Historia, le cabinet de curiosités de Worm

Ces cabinets de curiosités, bien qu'empreints de légendes populaires et de croyances - car il n'était pas rare d'y trouver des traces d'animaux mythiques comme du sang de dragon ou des cornes de licornes -, ont joué un rôle fondamental dans l'essor de la science moderne avant de s'éteindre dans le courant du XIX e siècle, faisant place aux institutions officielles.

(Source)


Mütter Museum of The College of Physicians of Philadelphia

Musée médical situé dans le centre-ville de Philadelphie, en Pennsylvanie . Il contient une collection de curiosités médicales, des spécimens anatomiques et pathologiques, des modèles en cire et des équipements médicaux anciens. Le musée fait partie du Collège des médecins de Philadelphie. Aujourd'hui, le musée possède une collection de plus de 20 000 spécimens, dont environ 13% sont exposés. L'un des plus célèbres d'entre eux est le squelette entièrement articulé de Harry Raymond Eastlack, qui a souffert de FOP (fibrodysplasie ossifiante progressive). Eastlack a fait don de son squelette à la collection Mütter pour aider à mieux comprendre la maladie. Le musée Mütter est actuellement le seul endroit où les membres du public peuvent voir les diapositives du cerveau d' Albert Einstein.

(Site web du musée)


Mütter Museum of The College of Physicians of Philadelphia


Le squelette de Harry Raymond Eastlack
Cephalothoracopagus Monosymmetros


Le Panopticum est un type d'architecture carcérale imaginée par le philosophe utilitariste Jeremy Bentham et son frère, Samuel Bentham, à la fin du xviiie siècle. L'objectif de la structure panoptique est de permettre à un gardien, logé dans une tour centrale, d'observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s'ils sont observés. Ce dispositif devait ainsi donner aux détenus le sentiment d'être surveillés constamment et ce, sans le savoir véritablement, c'est-à-dire à tout moment. Le philosophe et historien Michel Foucault, dans Surveiller et punir (1975), en fait le modèle abstrait d'une société disciplinaire, axée sur le contrôle social.

(Source)

L'intérieur de la prison Presidio Modelo, à Cuba, construite sur le modèle du panoptique

A lire également :



mercredi 24 janvier 2018

Terremer de Ursula K. Le Guin

Hommage à l'auteur, qui vient de nous quitter…

Ce billet fut écrit en 2008.


Ici, il y a des dragons. Et là où il y a des dragons, il y a des enchanteurs, une mer immense et des îles. Mais le monde de Terremer n’est pas un univers conventionnel de fantaisie. Il n’appartient ni à notre passé ni à notre avenir. Il est ailleurs. C’est un univers où la magie fonctionne et s’enseigne comme la science et la technologie dans le nôtre.

La totalité du cycle de Terremer compte 6 livres :

* Le Sorcier de Terremer (1968)
* Les Tombeaux d’Atuan (1970)
* L’Ultime Rivage (1972)
* Tehanu (1990)
* Les contes de Terremer (2000)
* Le vent d’ailleurs (2001)

Ce présent volume contient les trois premiers livres du cycle.

« Le Sorcier de Terremer » raconte l’apprentissage de Ged, simple gardien de chèvres sur l'île de Gont qui possède le don, à l’école de l’île de Roke,  où il deviendra un sorcier capable de commander aux éléments et d'affronter les dragons. Pourquoi son audace faillit le perdre aussi.

« Les Tombeaux d’Atuan » évoquent la terrible histoire de la petite fille, Ténar, choisie pour devenir la Grande Prêtresse des Tombeaux, qui haïra Ged pour finalement se joindre à lui afin de combattre ensemble l’emprise des Innommables.

« L’Ultime Rivage » évoque quant à lui l’endroit où le pouvoir des sorciers sera soumis à celui du temps, le grand rongeur.

Nous évoluons tout au long de ces récits avec l'Epervier : comment devient-il magicien à la mystérieuse école des sorciers de l'île de Roke ? Quel mage devient-il en tant qu'adulte ? Quelles rencontres et affrontements va-t-il endurer ? Outre son apogée, nous assisterons également à son déclin lorsqu’il perdra peu à peu ses pouvoirs pour redevenir un homme simple.

J'ai beaucoup apprécié ce cycle. Le récit est lent mais intelligent, tout en nuance, emprunt de philosophie, de poésie et de subtilités diverses. Il se différencie de la fantaisie traditionnelle dans la mesure où nous ne sommes pas confrontés au sempiternel combat entre le bien et le mal nécessitant de terribles combats guerriers, mais en présence de récits où tout est question d'équilibre, de juste milieu, où le bien n'existerait pas sans son contraire.

Cette richesse du récit aux multiples interprétations possibles est sans aucun doute redevable au talent d’Ursula Le Guin, qui est l'un des auteurs les plus célèbres de Fantasy et de Science-Fiction, récompensée par plusieurs Prix Hugo et Prix Nebula. Le fait qu’elle soit une passionnée des cultures orientales et une experte en taoïsme contribue à donner au récit un ton qui n’appartient qu’à elle : la recherche de cet équilibre où la Lumière et les Ténèbres se stabilisent mutuellement.

Le fait que le père de l’auteur, Alfred KROEBER, soit un grand anthropologue participe sans nul doute également à son approche anthropologique des sociétés qu’elle imagine : description des paysages et cultures lointaines, analyse des mythes, mœurs, lois, esprit de tolérance et compréhension, respect et intelligence… tous ces éléments jalonnent son œuvre.

Le téléfilm « Terremer, La prophétie du sorcier » [Legend of Earthsea] de Robert Lieberman est une adaptation du premier cycle. Il s'agit d'un téléfilm, donc le budget n'est pas grandiose. Malheureusement, ce qui faisait la particularité de l'écriture d'Ursula (les nuances, la complexité des sentiments, la poésie) a complètement disparu dans cette adaptation. Enfantin et kitch, destiné visiblement à un public d’adolescents américains, nous avons droit à un curieux mélange des trois premiers récits qui n’a plus rien à voir avec l’œuvre de l’auteur, qui a d’ailleurs complètement désavoué cette adaptation. Le réalisateur semble avoir surfé sur la vague Fantasy du moment (en laissant de côté toute l'originalité et l'essence propre du cycle), afin de trouver un public le plus large possible. Dispensable donc.

Le film d’animation de Goro Miyazaki, le manga « Les contes de Terremer », est  essentiellement une adaptation de L’Ultime Rivage, tome III du premier cycle. Mais je ne saurais vous en dire plus, dans la mesure où je ne l’ai pas encore vu.


dimanche 21 janvier 2018

Carnet de notes n°1 : Les Pérégrins d'Olga Tokarczuk (Lecture Commune)



Je vous avais parlé d'une prochaine lecture commune l'année passée, un petit rappel ne me semble donc pas superflu : Les Pérégrins d'Olga Tokarczuk.

J'ouvre le bal à la lecture des premièrs chapitres. Ce sera comme une sorte de carnet de notes, avec mes passages préférés, les réflexions qu'ils suscitent, les recherches que j'ai faites sur internet à ce propos. 

Vous êtes tout à fait libres d'y apporter votre contribution, d'une manière ou d'une autre.  Edyta, bien évidemment, puisqu'elle participe avec moi à cette Lecture Commune, mais vous tous qui passez par ici, si cela vous tente.





Carnet de notes n°1 : Je suis - Le monde dans la tête

Le roman commence par un souvenir d'enfance. Une première escapade, une première audace sans demander la permission, une sensation de liberté (pouvoir disparaitre), une promesse d'infini dans le mystère de l'au-delà d'un fleuve, caché et invisible du regard. La liberté, la découverte, les sensations et l'attrait de la nature. Premières traces d'un voyage plein de promesses et qui en appelleront d'autres.


[p.8]  Mon premier voyage, je l'ai fait à pied, à travers champs.  Personne ne s'étant aperçu avant longtemps de ma disparition, je suis parvenue à faire un bon bout de chemin. J'ai d'abord traversé tout le parc, puis - par des chemins vicinaux, à travers des champs de maïs et des prés gorgés d'eau, parsemés de boutons d'or et quadrillés de rigoles de drainage - j'ai poussé mon expédition jusqu'au fleuve.  (...) Oh, ce n'est pas un grand fleure ! C'était juste l'Oder.  Moi non plus je n'étais pas grande à cette époque-là. (...) Mais, pour moi, c'était tout à fait suffisant, l'Oder me semblait immense.  Le fleuve coulait au gré de ses caprices, incontrôlables, imprévisibles, enclin aux inondations. L'Oder coulait, défilait, tendu vers son but ultime caché quelque part derrière l'horizon, au loin, dans le nord.  Il était impossible de fixer son regard sur ses ondes, car le fleuve l'entraînait au-delà de l'horizon, jusqu'à vous donner le tournis.
(...)
Debout sur la digue, les yeux rivés sur le courant tumultueux de l'Oder, j'ai pris conscience que ce qui est en mouvement - en dépit des dangers - sera toujours meilleur que ce qui est immobile, et que le changement sera toujours quelque chose de plus noble que l'invariance ; car ce qui stagne est voué inévitablement à la dégénérescence, à la décomposition et, en fin de compte, au  néant, alors que tout ce qui évolue saura durer, et même éternellement."



[p.13]  Apparemment, il me manque ce gène qui fait que, dès que l'on s'arrête un peu longtemps quelque part, on y plonge ses racines. Ce n'était pas faute d'avoir essayé.  Tout simplement, mes racines ne s'enfonçaient pas assez profondément, de sorte que le moindre souffle de vent me bousculait.  Je n'arrivais pas à germer, je n'ai pas reçu ce don propre aux végétaux.  Je ne tire pas ma sève de la terre, je suis une anti-Antée.  Mon énergie me vient du mouvement : des vibrations des autocars, du vrombissement des avions, du roulis des trains et des ferries.




Recherche sur le web

Pérégrin : Dans l'Empire romain, les pérégrins sont des étrangers, hommes libres, habitant les provinces conquises par Rome, mais ne disposant pas de la citoyenneté romaine, ni du statut juridique des Latins.

Bieguny (les marcheurs ou pérégrins) était une secte de l’ancienne Russie, pour qui le fait de rester au même endroit rendait l’homme plus vulnérable aux attaques du Mal, tandis qu’un déplacement incessant le mettait sur la voie du Salut.

--> association d'idées (dans le sens de ma lecture du roman Les Pérégrins) : le mouvement, la vie, la liberté de se mouvoir, la nécessité de ne pas s'enraciner, pouvoir disparaître, se mettre à l'écart pour mieux observer, c'est assumer l'incontrôlable MALGRÉ les dangers et la précarité de cette existence. La mort, c'est la stagnation, le prévisible, l'immobilité. Importance de la nature, des fleuves aussi...


L’Oder (Odra en polonais) est un fleuve d’Europe centrale d’une longueur totale de 854 km. Depuis sa source située en République tchèque, l’Oder remonte dans le Sud-Ouest de la Pologne, puis il est rejoint par la rivière Neisse (en polonais : Nysa), et constitue alors l’actuelle frontière naturelle entre l’Allemagne et la Pologne, jusqu’à son embouchure sur la lagune de Szczecin qui donne sur la mer Baltique. C’est le deuxième plus long fleuve polonais après la Vistule.

L’Oder à Wrocław




Antée : Dans la mythologie grecque et berbère, Antée (en grec ancien Ανταίος / Antaíos) était le fils de Gaïa (la Terre) qu'elle engendre seule ou avec Poséidon selon les traditions. Il avait la particularité d'être pratiquement invincible tant qu'il restait en contact avec le sol, car sa mère, la Terre, ranimait ses forces chaque fois qu'il la touchait. Il vivait en Libye (ou en était roi), et défiait à la lutte tous les voyageurs ; il utilisait ensuite leurs dépouilles comme recouvrement pour le toit du temple de son père. Il fut vaincu par Héraclès, alors que celui-ci était à la recherche des pommes d'or du jardin des Hespérides : le demi-dieu le souleva de terre puis l'étouffa.

(source)


Lucas Cranach, Hercule et Antée, vers 1520-30 (Musée du Luxembourg)


Suite prochainement avec Le carnet de notes n°2 : La tête dans le monde - Le syndrome - Le cabinet de curiosités - Voir, c'est savoir - Panopticum

mercredi 10 janvier 2018

La promesse de l'aube de Romain Gary

Extraits:

[p. 43] 

Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais.  On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de ses jours.  Après cela, chaque fois qu'une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances.  On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus.


[p. 269] 

Lorsqu'il s'agit de tuer mes semblables, je ne suis pas assez poète.  Je ne sais pas y mettre la sauce, je ne sais pas entamer un hymne de haine sacrée et je tue sans panache, bêtement, puisqu'il le faut absolument. La faute en est aussi, je crois, à mon égocentrisme. Mon égocentrisme est en effet tel que je me reconnais instantanément dans tous ceux qui souffrent et j'ai mal dans toutes leurs plaies.  Cela ne s'arrête pas aux hommes, mais s'étend aux bêtes, et même aux plantes.  Un nombre incroyable de gens peuvent assister à une corrida, regarder le taureau blessé et sanglant sans frémir.  Pas moi.  Je suis le taureau. J'ai toujours un peu mal lorsqu'on coupe les arbres, lorsqu'on chasse l'élan, le lapin ou l'éléphant.  Par contre, il m'est assez indifférent de penser qu'on tue les poulets.   Je n'arrive pas à m'imaginer dans un poulet. 


[p. 329] 


Je suis sans rancune envers les hommes de la défaite et de l'armistice de 40.  Je comprends fort bien ceux qui avaient refusé de suivre de Gaulle.  Ils étaient trop installés dans leurs meubles, qu'ils appelaient la condition humaine.  Ils avaient appris et ils enseignaient "la sagesse", cette camomille empoisonnée que l'habitude de vivre verse peu à peu dans notre gosier, avec son goût doucereux d'humilité, de renoncement et d'acceptation.
[...]
Et il va sans dire qu'ils n'étaient pas tenus par l'idée naïve que ma mère se faisait de la France.  Ils n'avaient pas à défendre un conte de nourrice dans l'esprit d'une vieille femme.  Je ne puis en vouloir aux hommes qui, n'étant pas nés aux confins de la steppe russe d'un mélange de sang juif, cosaque et tartare, avaient de la France une vue beaucoup plus calme et beaucoup plus mesurée. 
Quelques instants plus tard, j'écoutais la voix de ma mère au téléphone.  Je suis incapable de transcrire ici ce que nous nous sommes dits.  Ce fut une série de cris, de mots, de sanglots, cela ne relevait pas du langage articulé.  J'ai toujours eu, depuis, l'impression de comprendre les bêtes.
[...]
Le seul mot articulé, burlesque, emprunté au plus humble vocabulaire des mirlitons, fut le dernier.  Alors que le silence s'était fait déjà et qu'il durait, sans même un grésillement des lignes, un silence qui semblait avoir englouti tout le pays, j'entendis soudain une voix ridicule sangloter dans le lointain :
- On les aura !
Ce dernier cri bête du courage humain le plus élémentaire, le plus naïf, est entré dans mon cœur et y est demeuré à tout jamais - il est mon cœur. 


Mon avis

Véritable hymne à la mère, bien malin celui qui démêlera la part biographie de la part romancée. Il n'empêche, ce roman, puisqu'il faut bien l'appeler comme cela, est un cri d'amour puissant et criant de vérité. J'ai aimé la prose de Romain Gary, j'ai aimé son humour, sa distance, ses mises en scène de lui-même, ses petits arrangements avec la vérité pour construire sa légende.  J'ai aimé la mère de Romain Gary et j'ai versé quelques larmes à la fin du récit, même si on s'attend à la chute finale, l'auteur ne commettant pas l'impair d'en faire un mystère malvenu et déplacé. Une première incursion réussie dans la bibliographie de Romain Gary, qui sera probablement suivie d'autres dans le futur. Mais pourquoi ai-je tant attendu avant de le lire ?

En complément, je ne peux que vous conseiller de lire "Romain Gary s'en va-t-en guerre" de Laurent Seksik, qui revient sur la figure du père absent et sur son enfance dans le ghetto juif à Wilmo (aujourd'hui Vilnius). Monsieur Piekielny, qui était un voisin à Wilmo, et qui apparaissait déjà furtivement (mais de manière inoubliable) dans La promesse de l'aube, prend ici plus d'épaisseur. De multiples hypothèses quant à l'identité de ce fameux Piekielny seront explorées dans le roman "Un certain M. Piekielny" de François-Henri Désérable, que je n'ai pas encore lu mais que je compte lire prochainement.

Je vous invite également à lire le billet d'Eeguab.





samedi 6 janvier 2018

L'Ensorcelée de Jules Barbey d’Aurevilly

Nous sommes aux lendemains de la Chouannerie, dans une campagne normande hantée de légendes populaires, de vieilles femmes superstitieuses et de pâtres jeteurs de sorts. Pays de rumeurs dans lequel les commères peuvent déployer tout leur art :
C'étaient toutes les deux ce qu'on appelle de ces langues bien pendues qui lapent avidement toutes les nouvelles et tous les propos d'une contrée et les rejettent tellement mêlés à leurs inventions de bavardes que le Diable, avec toute sa chimie, ne saurait comment s'y prendre pour les filtrer. 

Ancien Chouan, l'abbé de La Croix Jugan revient au village complètement défiguré :
Chouans perdus, il s’est tiré d’une arme à feu dans le visage. Dieu n’a pas permis qu’il en soit mort, mais il lui a laissé sur la face l’empreinte de son crime inaccompli, pour en épouvanter les autres et peut-être pour lui en faire horreur à lui-même. Nous en avons tous tremblé hier, à l’église de Blanchelande, quand il y a paru. 

Tous ? Pas vraiment : lorsque Jeanne-Madeleine de Feuardent, épouse du maître Thomas Le Hardouey, assiste aux vêpres de Blanchelande et remarque pour la première fois cet abbé inconnu au capuchon noir, alors à genoux près de l'officiant, « rigide comme la statue du Mépris de la vie, taillée pour mettre sur un tombeau», ce n’est pas la peur qui prédomine mais la curiosité et l’envie.

Cet abbé de la Goule-Fracassée au visage ravagé exerce sur Jeanne-Madeleine un tel pouvoir de séduction qu’elle ne peut que soupçonner quelques diableries sous-jacentes. D’autant plus que cette passion diabolique à l’endroit de l’encapuchonné, loin de s’éteindre mais au contraire s’amplifiant au fil du temps, ne sera jamais payé en retour par l’abbé :
C’était une de ces âmes tout en esprit et en volonté, composées avec un éther implacable, dont la pureté tue, et qui n’étreignent, dans leurs ardeurs de feu blanc comme le feu mystique, que des choses invisibles, une cause, une idée, un pouvoir, une patrie ! Les femmes, leurs affections, leur destinée, ne pèsent rien dans les vastes mains de ces hommes, vides ou pleines des mondes qui les doivent remplir. 

Mais la passion a ses raisons que la raison ignore, aussi diabolique soit-elle. Jeanne-Madeleine Feuardent ne le sait pas encore mais ces vêpres lui seront fatales et tous les éléments sont en place pour amener au drame et à la tragédie humaine…

Il n’y a pas à dire mais Jules Barbey d’Aurevilly sait y faire pour vous poser une ambiance fantastique crépusculaire ! Roman d’atmosphère ayant pour cadre la lande de Lessay, l’auteur exploite au mieux la poésie des lieux et les craintes superstitieuses pour aborder les affres de la passion de l’homme aux prises avec le péché.

L’écriture de l’auteur se révèle excessive, avec parfois cette impression d’en faire ‘trop’, mais le pouvoir de suggestion qu'il met en place laisse au lecteur le soin d’interpréter son récit comme il l’entend. Si les opinions politiques et religieuses de l’auteur se dévoilent sans peine au détour d’une phrase bien tournée, la puissance imagée de son écriture, ses tournures de phrases et l’utilisation, ici et là, du patois normand sont un véritable régal, l’auteur parvenant à camper le caractère d’un personnage en quelques coups de plume bien affûtée.

Petit florilège pour terminer ce billet :

Le lavoir n’était pas tout à fait sur la route qu’avait à suivre Simone Mahé pour regagner le bas du bourg, mais la flânerie qui est aux vieilles femmes ce qu’est dans le nez du buffle l’anneau de fer par lequel on le mène, fit suivre à la Mahé le chemin du lavoir avec l’autre commère.

[...]

Elle ressemblait à une vieille pelote couverte d’aiguilles, et dans laquelle on en pique toujours une de plus.

[...]

On jurerait qu’il porte un meurtre à califourchon sur la jointure de ses sourcils.

[...]

Mais, Dieu de Dieu ! où donc a-t-il pris ces effroyables blessures qui lui ont retourné le visage comme le soc de la charrue retourne un champ ? 

Ce roman, imbriquant habilement l’histoire de la chouannerie, les croyances païennes teintées de satanisme sans oublier le paysage et le caractère normand, aborde avant tout les passions humaines dans ce qu’elles ont de plus destructrices, laissant derrière elles leurs lots de déchéances et de désespérances. Passions tellement inavouées et inavouables qu’il est parfois plus aisé de les mettre sur le compte d’une quelconque malédiction d’un pâtre jeteur de sorts que de les assumer pleinement.


La postérité aura mis du temps à reconnaître Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889) comme l’un des siens. Réactionnaire dans l’âme à la personnalité hybride, ancien dandy invétéré à la réputation byronienne converti au catholicisme le plus intransigeant, royaliste vantant le charme des traditions fortes et le respect des castes au détriment de l’industrialisation et du scientisme, Jules Barbey d’Aurevilly prônait des valeurs qui allaient totalement à l’encontre de l’idéal républicain de son époque. Aujourd’hui, ces controverses nous indifférent suffisamment pour apprécier davantage cet éternel opposant, au romantisme noir exacerbé.

Paru initialement en 1852 en feuilleton, "L'Ensorcelée" sera publié en volume en 1854. Devant être complété par d’autres récits ayant pour thème principal la Chouannerie – afin de rendre hommage à ces soldats de buisson à une époque où la Chouannerie semblaient déjà appartenir à une époque lointaine – seul "Le chevalier Des Touches" paraîtra par la suite.




Sa nouvelle la plus connue demeure Le bonheur dans le crime, publiée dans le recueil de six nouvelles intitulé Les diaboliques, que je vous conseille également. 

Quatrième de couverture de l'édition Flammarion, dans la collection GF :

Une adolescente se rêve enceinte de l'amant de sa mère (Le Plus Bel Amour de Don Yuan) ; une femme empoisonne l'épouse de son amant avant de goûter avec lui une félicité dépourvue de tout remords (Le Bonheur dans le crime) ; une duchesse espagnole, pour punir son mari d'avoir tué son amant, déshonore son nom en se prostituant (La Vengeance d'une femme). Les Diaboliques (1874), ce sont six histoires de femmes qui cultivent en un recueillement impie leur péché, six nouvelles de passion, d'adultère et de crime, qui valurent à l'auteur un succès foudroyant. Accusé de diabolisme, menacé de poursuites pour outrage aux bonnes mœurs, il dut se défendre en prenant la posture du moraliste chrétien, peintre critique de la société de son temps et des "crimes de l'extrême civilisation". Contre les bien-pensants, Barbey d'Aurevilly eut l'audace de donner à voir, dans un style aussi luxuriant que cynique, la puissance vertigineuse du désir érotique et ses perversions.


L’Ensorcelée par Jules Barbey d’Aurevilly, Chronologie Jean-Pierre Seguin, Préface Jean-Pierre Seguin, Bibliographie Maud Schmitt, nouvelle édition, GF (n° 121) - Littérature et civilisation,  Paru le 06/01/2016, Genre : Littérature classique 

Les Diaboliques par Jules Barbey d’Aurevilly, GF - Littérature et civilisation, Paru le 28/08/2013, Genre : Littérature classique 




jeudi 4 janvier 2018

Muse - Uprising





They will not force us

They will stop degrading us

They will not control us

We will be victorious



Sur ce, mes meilleurs voeux à toutes et à tous, que vous soyez de passage, silencieux, papillonnant, familier, intime, curieux, fidèle, immuable, bref vous qui passez par ici par hasard, par amitié, par envie ou par habitude ;-)