lundi 13 novembre 2017

Ils vont tuer Robert Kennedy de Marc Dugain

Extrait 1

"Mon frère est mort parce que j'ai voulu laver notre sang de son impureté. Dans un pays où seuls les plus fortunés accèdent au sommet, nous avons voulu transformer de l'argent sale en idées généreuses."


Extrait 2

"Mon père est mort le jour de l'assassinat de Robert Kennedy.  Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une coïncidence."


Extrait 3

 "La place la plus brûlante en enfer est réservée aux hommes qui maintiennent leur neutralité en période de grande crise morale." (Dante) 


Mon avis

Nous sommes à Vancouver, en Colombie-Britannique. Mark O' Dugain, professeur d'histoire, prépare sa thèse sur l'assassinat de Robert Kennedy. Il est persuadé que la mort brutale de ses parents est liée à l'assassinat du jeune politicien américain en juin 1968. Cette double enquête, celle portant sur l'assassinat des frères Kennedy et celle portant sur l'assassinat des propres parents du narrateur, permet au romancier d'inclure la petite histoire dans la grande histoire afin de mieux revisiter celle des États-Unis des années soixante. 

En démembrant la génération de la contre-culture (celle qui avait présagé un monde meilleur "sans avoir le courage de le construire", très vite récupérée commercialement et muselée tout aussi rapidement par la prise de drogues généreusement distribuées par la CIA, une dérivation de la contestation vers une aventure psychédélique qui restera "l'exemple le plus sophistiqué de déportation masquée dans un au-delà interstellaire") ; en démontant la version officielle sur les commanditaires de l'assassinat des frères Kennedy ; en revenant sur la ségrégation et la répression dans le sang des mouvements des droits civiques ; en dévoilant l'obsession de la CIA par le contrôle des individus et des masses à l'aide de l'hypnose individuelle et collective associée à des moyens chimiques ; en chargeant la toute puissance de l'industrie militaire des États-Unis ("pourquoi parler de guerre pour la liberté quand il ne s'agit que de libérer de nouveaux marchés" ; "l'ennemi est un moteur fondamental de l'Amérique") ; c'est refaire toute l'histoire de la violence, mais aussi du mensonge, de la manipulation et du maintien des zones d'ombre au nom de la raison d'Etat, avec tout "ce qu'il y a de plus sombre dans l'âme américaine". 

Amateur de la théorie du complot et de la conspiration ? Vous serez comblé ! Sauf que l'auteur se garde bien de trancher définitivement. Car cette obsession du narrateur, que cache peut-être une dépression ou autre trouble psychologique, laisse planer le doute. Un doute assez inconfortable pour le lecteur, qui, à la fin du récit, ne sait plus très bien sur quel pied danser. 

Une certitude néanmoins : il y a beaucoup de l'auteur Marc Dugain dans le personnage/narrateur Mark O' Dugain, qui partagent non seulement le patronyme (à quelques détails près) et cette passion des Kennedy, mais aussi une histoire familiale dans laquelle nous retrouvons des origines irlandaises communes et la participation d'un membre de la famille dans le renseignement et les services secrets anglais. Marc Dugain/Mark O' Dugain, c'est celui qui voulait jouer dans la cour des grands, approcher l'oeil du cyclone en traversant le destin d'une histoire forte qui ne lui appartient pas mais qui l'obsède, au point de vouloir se l'approprier, d'une manière ou d'une autre. 

Robert Francis Kennedy et John Fitzgerald Kennedy

Quoi qu'il en soit, j'ai aimé le portrait de Robert Kennedy, ce cadet qui n'avait pas le charisme ni le rayonnement de son aîné, une personnalité qui serait volontiers restée dans l'ombre de son frère sans son assassinat. Mais un Kennedy remplace toujours un autre Kennedy dans la tradition familiale, y compris auprès des femmes. Cet homme sensible, fragile, mélancolique, cet homme angoissé qui doutait et qui ne semblait avancer que par la culpabilité et le sens du sacrifice (car il savait qu'il serait assassiné à son tour s'il se présentait aux élections) était aussi ce fils, ce frère, ce père dévoué au comportement suicidaire dans sa quête de résilience et de rédemption.


Du même auteur, vous trouverez sur ce blog :

La chambre des officiers
Une exécution ordinaire
La malédiction d'Edgar


Ils vont tuer Robert Kennedy de Marc Dugain, Editions Gallimard, 17/08/2017, 400 pages

10 commentaires:

  1. Bonjour. Très bon roman de l'excellent Marc Dugain. Je le chronique prochainement. D'accord avec toi, notamment sur une sorte d'histoire de la violence aux Etats-Unis et sur le fait que l'on ne saura jamais sur cette affaire sur quel pied danser. Le livre est très riche et son idée d'amalgamer dans un gigantesque shaker sa vie privée et les multiples facteurs explosifs américains, contradictoires souvent, est très bien menée. Bonne semaine.

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    1. Bonjour eeguab,

      J'ai bien aimé ce roman mais je l'ai trouvé plus éprouvant à lire que les précédents. Non seulement parce qu'il est dense mais également parce qu'il nous confronte à toute la violence de l'Amérique dans une atmosphère conspirationniste, qu'on ne pourra jamais prouver mais qui donne néanmoins le vertige. En cela, il est très réussi. Bonne semaine à toi également. Et au plaisir de te lire prochainement.

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  2. Bonjour Sentinelle. Pas lu (ni aucun livre de Dugain), mais l'égocentrisme de ces écrivains français qui se mettent en scène ("Mark O'Dugain" !) est toujours aussi étonnant.
    PS : c'était comment Résurrection de Tolstoï ? (il me semble que tu le lisais. Jamais osé le lire. J'avais peur d'être déçu après avoir été ébloui par Guerre et Paix il y a vingt ans.)

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    1. Bonsoir Strum,

      En général, je n'apprécie guère cet "autocentrisme" très présent dans la littérature française, des romans que j'évite de lire le plus souvent. C'est bien la première fois, à ma connaissance, que Marc Dugain recourt à ce procédé, même si d'une manière assez détournée et très romancée. Ceci dit, c'est également la partie la plus faible du roman mais j'ai essayé de comprendre sa démarche, même si elle ne m'a pas convaincue plus que cela.

      Concernant Résurrection de Tolstoï, je l'ai mis momentanément de côté pour laisser la priorité aux romans nouvellement empruntés à la biblio. Je ne suis pas du tout convaincue par la cinquantaine de pages lues jusqu'à présent. De un, je ne reconnais pas du tout l'écriture de l'auteur (sans doute un traducteur que je ne connais pas), de deux, je ne l'aurais probablement pas lu s'il n'était en deuxième partie d'Anna Karénine, dans la Bibliothèque de la Pléiade. Tolstoï lui-même n'en dit aucun bien, je le cite : "Terminé Réssurection. Mauvais, mal corrigé, hâtif, mais le roman s'est détaché de moi et ne m'intéresse plus."
      Conclusion : quand je reprendrai sa lecture, je lui laisse une cinquantaine de pages supplémentaires pour me convaincre, et si non, je l'abandonnerai sans remord ;-)

      J'espère que tu as lu Anna Karénine, que j'ai beaucoup aimé. Si non, n'hésite pas. Je te conseille aussi La mort d'Ivan Ilitch + Maître et serviteur. J'en lirai probablement d'autres dans les années à venir.

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  3. Merci Sentinelle. Résurrection n'a pas toujours bonne réputation en effet (en revanche, Tolstoi était aussi dur avec lui après avoir écrit Guerre et paix qui est magnifique). Non, je n'ai toujours pas lu Anna Karénine et je sais que c'est un tort (ce doit être mon côté fleur bleu qui m'a toujours fait repousser la lecture d'un roman où l'héroïne se suicide à la fin...). En revanche, j'ai lu La mort d'Ivan Illitch (formidable) mais pas encore Maitre et serviteur - que j'avais prévu de lire après La Sonate à Kreutzer sauf que j'en suis au tiers de ce dernier depuis quelques années... :( Il faudrait que je réduise ma consommation de films et que je me remettes sérieusement à la lecture. J'ai d'ailleurs plusieurs livres en vue et je lis en ce moment La Garde blanche où je retrouve avec joie l'ambiance très particulière des livres de Boulgakov. :)

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    1. Boulgakov, j'y reviendrai également un jour ou l'autre, dont La Garde blanche :-)

      Anna Karénine est vraiment un très beau personnage, pris en tenaille entre son amour de mère et son amour de femme, amoureuse d'un homme encore immature et toujours emprisonnée par les conventions sociales de son époque. Bon, tout ça, tu le sais déjà sans doute. Mais tu feras connaissance avec d'autres personnages, tout aussi importants, dont un homme (Lévine), dont on sent bien à quel point Tolstoï s'y projette/s'y identifie, personnage le plus souvent absent dans les adaptations visuelles. Quant à ces dernières, j'ai un faible pour Anna Karénine de Clarence Brown (1935), avec Greta Garbo, superbe !

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  4. Bien que j'apprécie énormément Dugain, surtout quand il mêle histoire et destins individuels, je ne sais pas si je le lirai, j'ai lu pas mal d'avis déçus, et la théorie du complot, bof...

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    1. Si tu n'es pas séduite à la base par la théorie de complot, alors je crois que tu peux aisément t'en passer.

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  5. Merci pour cet avis encourageant. Dugain est un auteur qui m'intéresse depuis longtemps mais que je n'ai encore jamais lu. J'aime bien de ce que je devine, avec une écriture romanesque qui s'appuie sur une recherche documentaire très poussée (ce qui semble correspondre à ce titre-ci, comme c'était le cas sur la Malédiction d'Edgar). De même très intrigué par sa trilogie politique qui sur le papier a tout pour me passionner.

    E.

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    1. Je te conseille bien volontiers également "La malédiction d'Edgar", peut-être même plus réussi que son dernier roman "Ils vont tuer Robert Kennedy". Ils vont bien ensemble et se complètent assez bien finalement.

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