jeudi 13 novembre 2014

Le miroir d'Andreï Tarkovski

Zerkalo d'Andreï Tarkovski
Avec Margarita Terekhova, Oleg Jankovski, Maria Ivanovna Vichniakova
Russie, 1974


Synopsis

Aliocha, un cinéaste de 40 ans, tombe gravement malade.  Il se remémore alors son passé et rassemble les souvenirs qui ont marqué son existence : la maison de son enfance, sa mère attendant le retour improbable de son mari, les poèmes de son père, sa femme et son fils qu'il n'a plus vus depuis longtemps, le tumulte de la Seconde Guerre mondiale...

Passé et présent se mélangent dans l'esprit d'un homme qui cherchait "seulement à être heureux".


Mon avis

Le miroir est un film sur les souvenirs épars d’un homme agonisant. Curieusement, ils se transforment en un hymne à la femme tant elles jouent un rôle prépondérant (la mère, l’épouse) dans sa vie. Il n’est pas question ici d’idolâtrie mais d'une présence féminine constante, réconfortante mais aussi parfois inquiétante quand elle suscite le questionnement, l’incompréhension, la culpabilité et le remords. Il souligne également l’importance des souvenirs et du lieu de son enfance dans la construction de son identité.

Beaucoup de mises en miroir, au propre comme au figuré, teintées d'une grande mélancolie et portant en soi cette tentation de reproduire ce qu’on a vécu, une sorte de prédéterminisme auquel on n'échappe pas, une insatisfaction chronique, une angoisse sourde mais omniprésente.

Extrait : "Le sort des gens ne serait-il que cela - un cycle qui ne finit jamais et dont ils ne sont pas en mesure de comprendre le sens ?  (Journal 1970 - 1986, p.29).

Une vie intime où se mêlent des faits historiques (le siège de Leningrad, la guerre d'Espagne, la bombe d'Hiroshima, la traversée du lac Sivas par les troupes de l'armée soviétique) sous forme d’extraits documentaires percutants : mémoire intime et mémoire collective se confondent pour ne plus former qu'un seul tout.

Une mère omniprésente, emblème par excellence du sacrifice, de l'amour et du don de soi. Un père manquant qui a quitté sa famille, un homme absent physiquement mais présent à travers les poèmes d'Arseni Tarkovski, le propre père du réalisateur, récités en voix-off par lui-même :

Chaque seconde où nous étions unis,
Nous la fêtions comme une épiphanie,
Seuls sur la terre entière, Toi, d'un saut
Vif et léger, telle une aile d'oiseau,
Dans l'escalier, un vertige de toi-même,
Tu te précipitais, m'offrant à voir,
Par le lilas humide, tes domaines,
L'au-delà de la glace du miroir...

Les premières rencontres, poème d'Arseni Tarkovski, cité dans Le Miroir, in Œuvres cinématographiques complètes, Andreï Tarkovski, Editions Exils, 2001


Qu’est- ce que la pensée ? Le souvenir ? L’identité ? Le mental ? La mémoire ? L'amour ? La vie d'un homme ? Subjectivités, reconstructions, mensonges, associations, doutes, déplacements, souvenirs d’enfance et souvenirs-écrans, sans oublier les rêves.

Le Miroir n'est sans doute pas le film le plus accessible du réalisateur. Il s'agit d'un film fragmenté ou chaque fragment peut être vu comme une partition d'une composition symphonique comprenant plusieurs mouvements afin de mieux refléter la substance même de ce qui fait l'universalité et la particularité d'une existence humaine. Un film autobiographique (pas un seul souvenir n'appartient pas au réalisateur) qui a tout d’un poème et qui résonne longtemps en soi.



Tous sont partis. En un adieu se figeait
La stupeur des feuilles derrière la fenêtre
Il ne m’est pas resté grand-chose du
Bruissement de l’automne dans la maison

L’avenir seul, Poèmes d’Arséni Tarkovski, Paris, Fario, 2013

Quelques repères :

Extrait : "J'ai voulu raconter l'histoire du tourment d'un homme qui souffre de son incapacité à ne pouvoir récompenser la générosité de ses proches à son égard, et qui croit ne  pas les avoir assez aimés.  Une idée qui l'obsède et le torture." (Le Temps scellé)

Extrait : "Je vois comme ma tâche particulière de stimuler la réflexion sur ce qu'il y a d'éternel et de spécifiquement humain, qui vit dans l'âme de chacun, mais que l'homme ignore le plus souvent, bien qu'il ait là son destin entre les mains : il poursuit à la place des chimères.  En fin de compte, pourtant, tout s'épure jusqu'à ce simple élément, le seul sur lequel l'homme puisse compter dans son existence : la capacité d'aimer.  Cet élément peut se développer à l'intérieur de l'âme de chacun, jusqu'à devenir le principe directeur capable de donner un sens à sa vie.  Mon devoir est de faire en sorte que celui qui voit mes films ressente le besoin d'aimer, de donner son amour, et qu'il perçoive l'appel à la beauté." (Tarkovski, Editions de Corlevour)

Extrait : "Dans Le Miroir, j'ai essayé de faire ressentir que Bach, Pergolèse, la lettre de Pouchkine, les soldats forçant dans la Sivas, comme les intimes événements de la chambre, avaient tous, en un certain sens, la même valeur d'expérience humaine.  Au regard de l'expérience spirituelle de l'homme, ce qui a pu arriver à un seul hier soir a le même degré de signification que ce qui a pu arriver à l'humanité il y a un millénaire." (Le Temps scellé)

Extrait : "(...) pour moi, le monde entier est lié à ma mère."

Extrait : "Moi, je sais ce que cela veut dire, ne pas voir son père. Et les enfants comprennent tout." (Journal 1970 - 1986).

Du même réalisateur, à découvrir également :

•   L'enfance d'Ivan
•   Nostalghia
•   Solaris



6 commentaires:

  1. J'ai gardé un article du "cahier du cinéma" qui détaillait en photos plan par plan la séquence centrale du film "Le Sacrifice" dans lequel on expliue que les images d'apparence hétéroclites reliées par un montage plus dense et créateur renferme un courant de non dit qui circule entre les images,entre les trajectoires croisées des acteurs et les raccords. Ca résume bien le style de TARKOSKI me semble-t-il?

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    1. Je pense qu’on peut trouver énormément d’écrits sur les films de Tarkovski, tellement ses films sont denses et que beaucoup de choses nous sont plus murmurées qu’exposées clairement, se prêtant donc volontiers à de multiples interprétations (ses deux premiers films - L’enfance d’Ivan et Andreï Roublev – sont sans doute plus accessibles, je les conseillerai donc pour débuter avec son œuvre). Mais je t’avoue que je n’ai pas lu jusqu’à présent ces critiques, pour la bonne raison qu’un film de Tarkovski, cela se vit intimement et ne doit pas se faire parasiter par les considérations d’autres personnes. Dans un premier temps du moins. Ils suscitent en moi énormément de sensations, d’émotions, de questions, avec le sentiment qu’il touche quelque part à mon âme et à ma condition humaine, rien de moins. Si tu arrives à te laisser prendre, c’est une expérience assez unique en son genre. Des films pleins de résonnances, de questionnement sur la destinée humaine, sur ce qu’est une vie, sur la spiritualité, la nature, l’identité, l’enfance, les souvenirs, la solitude, la culpabilité, l’espérance, la violence des hommes, la créativité, la foi, des thèmes qui me touchent énormément et des images qui arrivent quasi à me mettre dans une sorte d’état hypnotique. C’est un peu stupide à dire mais c’est l’effet qu’il produit sur moi, je ne pourrais pas le dire autrement. Des films à voir que lorsque nous sommes totalement disponibles et réceptifs, sinon cela ne vaut pas la peine, dans le cas contraire, tu risqueras de les trouver juste chiants et très longs. Finalement, les films de Tarkovski sont des films pour lesquels le spectateur doit faire tout le travail, rien n’est prémâché ni donné facilement et il reste plus de questions que de réponses. Un de nos grands maîtres du septième art, tout simplement :-)

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  2. Bonjour Sentinelle.

    Parce que je connais encore très mal le cinéma russe, il faudra bien que je me décide un jour à découvrir Tarkovski. Et pourquoi pas celui-là ?

    Bon, avec tout ça, je réalise que le film est sorti en 1975... ce qui casse la logique de ma chronique sur 1974, merci bien ! ;-)

    Plus sérieusement, je ne suis pas sûr que j'ai envie de me mettre ce genre de longs-métrages sous la rétine pour le moment, mais ce sera certainement un truc que je regarderai si j'en ai l'occasion, lors d'un passage à la télé par exemple. J'ai entendu parler d'un autre Tarkovski qu'il me faudrait découvrir: Solaris. Je dis ça parce que j'ai vu son remake américain et que je préfère en général les oeuvres originelles.

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    1. Bonjour Martin,

      Pour découvrir Tarkovski, je te conseille de commencer plutôt par ses deux premiers films, L’enfance d’Ivan et Andreï Roublev, bien plus accessibles même si toutes ses thématiques s’y retrouvent déjà.

      Le miroir n’est pas vraiment facile à voir, et je te conseille de le visionner plutôt dans une salle de cinéma, si jamais tu aurais une cinémathèque à proximité par exemple. C’est dans ces conditions que je l’ai vu et je pense que c’est préférable pour s’y plonger totalement. Car c’est vraiment le genre de film qui je zapperai facilement à la maison.

      J’ai beaucoup aimé Solaris de Tarkovski, une très bonne adaptation du roman du polanais Stanislaw Lem, que j’avais beaucoup aimé également. Attention, il est assez éloigné de son adaptation plus récente, tu risques d’être un peu surpris. Mais il est aussi bien plus riche dans sa première version. J’ai pas mal écrit sur Solaris sur un forum, je devrais un jour reprendre mes notes et compiler tout ça pour en faire un billet. Je vais quand même essayer de le revoir avant.

      Stalker est aussi un très bon film du réalisateur, qui est une adaptation du très bon roman des frères Strougatski, que je te conseille vivement de lire si tu aimes la SF. Je n'ai malheureusement pas gardé de traces de ces lectures et je le regrette.

      Mais le conseil le plus important : il faut voir Tarkovski lorsqu’on est totalement disponible et réceptif. Sinon laissez tomber et remettez votre vision à plus tard. Car ce serait bien dommage de passer à côté d'une œuvre aussi foisonnante mais néanmoins exigeante.

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  3. Un film à la première personne, longtemps retardé pour cela par le Goskino, équivalent du "flux de conscience" en littérature, mais constamment sensuel et cosmique, deux ans après Solaris et sa planète-océan du souvenir, cinq ans avant Stalker et son interzone en purgatoire. L'enfance et la mort, la guerre et l'amour, font le lien avec les autres titres, tous liés par la nostalgie et le sacrifice (cf. ces œuvres). Tarkovski, vrai visionnaire de l'espace intérieur et "interstellaire" (car Nolan relit la mythologie grecque en s'inspirant aussi des labyrinthes russes), ose le subjectivisme le plus personnel fondu dans le collectif national de l'insaisissable "âme slave", d'où l'impact du Miroir en Russie et ailleurs...
    Sur les échos toujours actuels de son admirable cinéma :
    http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2014/07/le-regard-disparu-apres-le-cinema_14.html?view=magazine
    http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2014/07/abandonnee-ne-vous-retournez-pas.html?view=magazine

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    1. Et je découvre par la même occasion un film d'épouvante espagnol (Abandonnée de Nacho Cerda) que j'espère du coup voir bientôt :-)

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