samedi 15 janvier 2011

Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach

« Voilà cinq ans qu'il vivait ainsi, depuis qu'il était venu se fixer à Bruges, au lendemain de la mort de sa femme. Cinq ans déjà ! Et il se répétait à lui-même: «Veuf ! Être veuf ! Je suis le veuf !» Mot irrémédiable et bref ! d'une seule syllabe, sans écho. Mot impair et qui désigne bien l'être dépareillé. »

Hugues Viane ne s’était jamais remis du décès de son épouse. Quelle ville autre que Bruges pouvait lui offrir un refuge solitaire et contemplatif pour panser ses blessures ? Ville morne jadis animée, ville processions et incarnation des regrets, ville au demi-deuil éternel, au brouillard contagieux, à l’âme silencieuse et mélancolique qui s’inocule et s’incorpore tel un fluide à l’âme endeuillée d’un homme qui ne s’est jamais résolu à la perte de son aimée.

« Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges. Tout s'unifiait en une destinée pareille. C'était Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères froidies de ses canaux, quand avait cessé d'y battre la grande pulsation de la mer. »

« Parce que sa pensée serait à l'unisson avec la plus grande des Villes Grises », Hugues se laissait bien volontiers pénétrer de cette influence pâle et lénifiante de Bruges. Mais lorsqu’il rencontre, par hasard au cours d’une promenade, une jeune femme ressemblant étrangement à son épouse défunte, il ne peut s’empêcher de vouloir aller au-delà de la mort en faisant ressusciter la morte sous les traits de Jane la bien vivante.

« Il avait voulu éluder la Mort, en triompher et la narguer par le spécieux artifice d'une ressemblance.

Mais au plus il aspire aux ressemblances, au plus les différences se font jour, à son plus grand désarroi.

À l'origine, tout ébloui du même visage retrouvé, son émoi était complice; puis peu à peu, à force de vouloir émietter le parallèle, il en vint à se tourmenter pour des nuances. Les ressemblances ne sont jamais que dans les lignes et dans l'ensemble. Si on s'ingénie aux détails, tout diffère. »

La mort décidement ne se laisse pas facilement apprivoiser, et les tourments et pensées obsessionnelles ne conduiront pas Hugues à la raison ni à la sagesse d’accepter la perte de ce qui n’est plus …

Etude passionnelle, Bruges-la-Morte - œuvre d’un auteur représentatif du symbolisme – vaut surtout le détour pour l’évocation de la ville en tant que personnage principal lié aux événements essentiels du récit. Une belle promenade, triste et romantique à la fois, morbide mais tellement poétique aussi…

« Des rues, portant des noms de saintes ou de bienheureux, tournent, obliquent, s'enchevêtrent, s'allongent, formant un hameau du moyen âge, une petite ville à part dans l'autre ville, plus morte encore. Si vide, si muette, d'un silence si contagieux qu'on y marche doucement, qu'on y parle bas, comme dans un domaine où il y a un malade. Si par hasard quelque passant approche, et fait du bruit, on a l'impression d'une chose anormale et sacrilège. Seules quelques béguines peuvent logiquement circuler là, à pas frôlants, dans cette atmosphère éteinte; car elles ont moins l'air de marcher que de glisser, et ce sont plutôt des cygnes, les sœurs des cygnes blancs des longs canaux. »


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