mercredi 24 septembre 2008

Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel


Extrait 

Extrait du roman : « Ne me demandez pas son nom, on ne l'a jamais su. Très vite les gens l'ont appelé avec des expressions inventées de toutes pièces dans le dialecte et que je traduis: Vollaugä - Yeux pleins - en raison de son regard qui lui sortait un peu du visage; De Murmelnër - Le Murmurant - car il parlait très peu et toujours d'une petite voix qu'on aurait dit un souffle; Mondlich - Lunaire - à cause de son air d'être chez nous tout en n'y étant pas; Gekamdörhin - Celui qui est venu de là-bas. Mais pour moi, il a toujours été De Anderer - L'Autre -, peut-être parce qu'en plus d'arriver de nulle part, il était différent, et cela, je connaissais bien: parfois même, je dois l'avouer, j'avais l'impression que lui, c'était un peu moi. » 


Mon avis

J’ai tellement aimé ce roman que je n’ai aucune envie d’argumenter le comment du pourquoi pour la simple raison que mes mots ne se hisseront jamais à la portée de mon ressenti et ne pourront qu’être incomplets, insuffisants et au final décevants. Lisez-le, un point c’est tout. Mais je crains également que ces quelques courtes phrases ne vous donnent l’impression que, décidément, je n’ai guère envie de me pencher sur la question et que je me contente de bien peu, raison pour laquelle je vais tout de même essayer d’en dire un peu plus.

On peut présenter « Le rapport de Brodeck » comme l’anti-thèse du roman « Les bienveillantes » de Jonathan Littell : pas de noms de lieux, de personnages existants, de chiffres, de héros torturé mais un petit village sans nom ni localisation précise, des hommes comme les autres, une histoire à hauteur d’hommes, lui conférant par là une authenticité et une puissance rare.

« Le rapport de Brodeck » est avant tout l’histoire de Brodeck, survivant d’un camp de la mort qui revient dans son village après la fin des combats, au plus grand étonnement des villageois qui avaient déjà gravé son nom sur l’édifice du village commémorant les victimes de la guerre. Il nous livrera son histoire, celle où il fut une victime parmi tant d’autres mais également l’histoire de cet étranger, l’Anderer, l’autre, qui deviendra une victime supplémentaire de l’après-guerre, après être venu s’installer dans le village pour mourir assassiné quelque temps plus tard par les villageois. Une sentence impitoyable pour avoir oser leur tendre un miroir dans lequel ils n’avaient aucune envie de se reconnaître. Pour se dédouaner, ils demanderont à Brodeck, qui a comme métier la rédaction de rapports pour l’administration, d’écrire un compte-rendu des événements qui ont conduit à cet acte auquel il n’a pas participé.

Ce sujet, déjà pas banal en soi, sert de canevas pour aborder notre humanité dans ce qu’elle comporte de plus sombre et de plus effrayant : la lâcheté des hommes, la peur, la recherche du bouc émissaire, la délation, la trahison, la cupidité, la haine, la violence, le mépris, l’humiliation… un voyage difficile qui nous remue au plus profond de nous.

Un grand roman d’un grand auteur. Un roman qui fait peur aussi : quel est ce bourreau qui se tapit en moi ?


Quatrième de couverture

Je m'appelle Brodeck et je n'y suis pour rien. Je tiens à le dire. Il faut que tout le monde le sache. Moi je n'ai rien fait, et lorsque j'ai su ce qui venait de se passer, j'aurais aimé ne jamais en parler, ligoter ma mémoire, la tenir bien serrée dans ses liens de façon à ce qu'elle demeure tranquille comme une fouine dans une nasse de fer. Mais les autres m'ont forcé : « Toi, tu sais écrire, m'ont-ils dits, tu as fait des études. » J'ai répondu que c'étaient de toutes petites études, des études même pas terminées d'ailleurs, et qui ne m'ont pas laissé un grand souvenir. Ils n'ont rien voulu savoir : « tu sais écrire, tu sais les mots, et comment on les utilise, et comment aussi ils peuvent dire les choses. Ca suffira. Nous on ne sait pas faire cela. On s'embrouillerait, mais toi, tu diras, et alors ils te croiront.


Extrait d’une interview parue dans le journal « La libre Belgique »

Après "Les Ames grises", qui obtint le Renaudot en 2003 et avait pour toile de fond la Première Guerre, c'est la Seconde qui semble avoir inspiré ce roman saisissant...

Brodeck, "revenu d'où on ne revient pas", s'intéresse à ce qui dérange. Une nuit, j'ai rêvé d'une... phrase qui est, mot pour mot, celle par laquelle commence le livre : "Je m'appelle Brodeck et je n'y suis pour rien." Elle fut le déclencheur d'un roman qui se préparait sans doute en moi depuis plus de vingt ans. Je voulais parler du principe du génocide. Qu'une part de l'humanité veuille en exterminer une autre est un comportement qui n'en finit pas de m'interpeller : qu'il s'agisse de la Shoah, du Cambodge, du Rwanda, c'est l'horreur sans nom. Je voulais évoquer le principe de collectif, d'altérité, aborder le grand problème de la mémoire et de l'oubli. Brodeck est dans un trop-plein de mémoire. C'est un livre qui évite le pardon.

 

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