mercredi 28 février 2018

Bilan du mois de février 2018



Cinéma/DVD

La Forme de l'eau (The Shape of Water, 2017) de Guillermo del Toro ***
Three Billboards Outside Ebbing, Missouri (2017) de Martin McDonagh ***
Phantom Thread (2017) de Paul Thomas Anderson ***
Mise à Mort du Cerf Sacré (The Killing of a Sacred Deer, 2017) de Yórgos Lánthimos **
Le Redoutable (2017) de Michel Hazanavicius *
Le Sens de la fête (2017) de Eric Toledano et Olivier Nakache ***
Le Mystérieux Docteur Korvo (Whirlpool, 1949) d'Otto Preminger
Nuages flottants (Ukigumo, 1955) de Mikio Naruse
L'Intendant Sansho (Sansho dayu, 1954) de Kenji Mizoguchi
Angoisse (Experiment Perilous, 1954) de Jacques Tourneur


Séries


American Horror Story : Coven, Saison 3


Lectures

La Passe-miroir – Livre 2 : Les Disparus du Clairdelune (Gallimard Jeunesse, 2015 ) de Christelle Dabos  ❤
La Passe-miroir – Livre 3 : La mémoire de Babel (Gallimard Jeunesse, 2017 ) de Christelle Dabos ***
Les jardins statuaires (Le Tripode, 2016) de Jacques Abeille **
Le gardien invisible (Folio Policier, 2015) de Dolores Redondo ***

Collection Apprendre à philosopher : Diderot
Collection Apprendre à philosopher : Maïmonide
Collection Apprendre à philosopher : Bentham
Contre-histoire de la philosophie - Tome 4 : Les ultras des Lumières de Michel Onfray ***
L'Esprit des Lumières de Tzvetan Todorov ****





mardi 27 février 2018

La Dame n°13 de José Carlos Somoza

Extrait 

Les dames sont treize :

La n°1 Invite,

La n°2 Surveille,

La n°3 Punit,

La n°4 Rend fou,

La n°5 Passionne,

La n°6 Maudit…

- La n°7 Empoisonne, récitait le vieux, tandis que l’enfant lisait, sans un seul murmure, sans une seule erreur. La n°8 Conjure… La n°9 Invoque… La n°10 Exécute… La n°11 Devine… La n°12 Connaît. – Il s’arrêta et sourit. Ce sont les dames. Elles sont treize, elles sont toujours treize, mais on n’en cite que douze, tu vois… ? Tu ne dois en mentionner que douze… Ne te risque jamais, même en rêve, à parler à la dernière… Pauvre de toi, si tu mentionnais la n°13… ! Tu crois que je mens ?

Mon avis

Quel est le point commun entre un poète malheureux et une jeune prostituée hongroise ? Un même cauchemar. Lorsque les médias s’emparent du meurtre d’une riche propriétaire, que Salomon Rulfo et Raquel reconnaissent comme celle qui habite leurs nuits, leurs pas les mèneront chacun de leur côté à l’entrée d’un solennel portail métallique d’une vaste propriété. Sur un rectangle en pierre situé à côté du portail figurent ces quelques mots : « Lasciate Ogni Speranza ». Il s’agit de l’un des vers que Dante plaça aux portes de l’enfer : « Laissez toute espérance vous qui entrez ». Curieux message de bienvenue qui n’empêchera pas nos visiteurs de pénétrer clandestinement dans l’étrange demeure de la victime Lidia Garetti entrevue dans les médias.

Ainsi débute ce roman qui mélange les genres : thriller, roman noir, fantastique et même parfois un peu gore. Sans trop dévoiler la suite, nos protagonistes seront lancés sur la piste de 13 Dames qui inspirent depuis des siècles les plus grands poètes, certaines d’entre elles étant même passées à la postérité : Laure, qui inspira Pétrarque ; la dame brune de Shakespeare ; Béatrice, celle de Dante. Mais qui sont-elles vraiment ? Des muses, des membres d’une secte, des sorcières, des gorgones ? Quels que soient leurs noms, elles sont avant tout des figures féminines puissantes et perverses qui utilisent la puissance des vers comme des armes destructrices et mortelles.

Le pouvoir des mots ! José Carlos Somoza, écrivain mais aussi psychiatre, est bien placé pour saisir l’impact des traces que peuvent laisser les mots entendus dans l’enfance ou sortis de la bouche d’un parent, ami ou connaissance. Sous le couvert de la sorcellerie, La dame n°13 nous livre une plaisante illustration de l’utilisation du langage comme outil de pouvoir et de domination… et ce ne sont pas les politiciens, les religieux, les psychologues ou les philosophes qui le contrediront. Ni Aristote, qui considérait la puissance des mots comme « la forme la plus subtile de la violence ».


De José Carlos Somoza, à lire également (cliquez sur la couverture pour accéder au billet correspondant) :



http://livresque-sentinelle.blogspot.be/2009/05/la-theorie-des-cordes-de-jose-carlos.html
http://livresque-sentinelle.blogspot.be/2011/11/lappat-de-jose-carlos-somoza.html
http://livresque-sentinelle.blogspot.be/2009/02/daphne-disparue-de-jose-carlos-somoza.html


Mon roman préféré à ce jour reste L'appât, un régal.

dimanche 18 février 2018

Les Pérégrins d'Olga Tokarczuk

Extrait

Celui qui dirige le monde n’a pas de pouvoir sur le mouvement. Il sait que notre corps en mouvement est sacré. Tu lui échappes que quand tu bouges. Il n’a de pouvoir que sur ce qui est immobile et pétrifié, sur ce qui est passif et inerte. Alors, remue-toi, balance-toi, cours, file !


Mon avis

Olga Tokarczuk propose un récit éclaté en une multitude de chapitres disparates, certains plus courts que d’autres, pour mieux appréhender le mouvement mais aussi le temps, les moments fugitifs et fugaces, comme si la vie ne pouvait s’exprimer qu’en un court instant, avant de céder presque instantanément la place à un souvenir éphémère ou, au mieux, à une trace tenace, preuve ultime de ce qui a été.

Il y a une recherche de l’instantané, du passager, qui singulièrement donne envie de retrouver ce qui subsiste du passé, prolongement artificiel d’un moment de vie pour accéder à un moment d’éternité. Importance du voyage « à l'intérieur du corps » et « dans la tête », une odyssée de l’esprit, des connaissances anatomiques et de la psychologie humaine. Avec un questionnement portant sur l’éthique et la déontologie, lorsqu’on profane le corps sacré pour lui conférer paradoxalement une promesse d'infini. Mais à quel prix ? Etre exposé dans un cabinet de curiosité, aux yeux de tous, comme une pièce de musée, victime à jamais "prisonnière de l'éternité muséale". Le vivant devenu chosifié, déshumanisé, catalogué, étiqueté. Voir, c’est savoir. C’est détenir un pouvoir, aussi.

Voyager, bouger, être en mouvement, c’est vivre, être libre, fuir, s’échapper, espérer, se mettre en danger, rencontrer d’autres pérégrins, mais c’est également se mettre à l’écart du monde et l’observer. Ivresse de l’anonymat. La mort, c'est la stagnation, le prévisible, l'immobilité.

Un beau texte qui nous interroge sur notre propre rapport au temps qui passe, mais également sur notre société sclérosante lorsqu’elle est axée sur le contrôle et la surveillance. Peut-on encore découvrir la réalité avec un regard neuf ? Ou tout a déjà été exploré, détaillé, exposé ? C’est toute la difficulté de ne pas se soumette à ce qui a déjà été imaginé par nous-mêmes ou par d’autres avant nous. La difficulté d’être libre, tout en parvenant à se rendre insaisissable, à l'image des flux et reflux de la vie. 


Ce récit a été lu dans le cadre d’une lecture commune avec Edyta, qui  l'a visiblement autant apprécié que moi.  Je vous invite à lire son billet.

A lire également :
Du même auteur, sur ce blog :

Sur les ossements des morts d'Olga Tokarczuk



samedi 10 février 2018

Carnet de notes n°5 : Les Pérégrins d'Olga Tokarczuk (Lecture Commune)

Des lignes, des surfaces et des volumes


[p. 174] On ne peut voir que des fragments du monde, il n’y a pas autre chose. Il y a juste des instants, des bribes, des configurations fugaces qui, à peine surgis dans l’existence, se désagrègent en mille morceaux. Et la vie ? Cela n’existe pas. Je vois des lignes, des surfaces et des volumes qui se transforment dans le temps. Le temps, quant à lui, semble être un simple outil pour mesurer les tout petits changements – un double décimètre d’écolier gradué juste de trois repères : ce qui a été, ce qui est et ce qui sera.




Importance, encore et toujours,  des traces, des cartes, des relevés, de ce qui reste ou de ce qui subsiste de ce qui a été.

[p. 127] Chaque partie du corps devrait être sauvé de l'oubli.  Chaque être humain devrait être préservé de la disparition.

Histoire de la conservation des corps, des reliques, des collections de cires anatomiques, des écorchés, des empaillés, de la plastination des tissus humains et autres méthodes de conservation des corps.  Une façon comme une autre d'offrir un moment d'éternité.  Voyage à l'intérieur du corps humain via les cartographes, explorateurs, et précurseurs de leur époque : on découvre les parties du corps de la même façon que l'on remonte un fleuve en quête de sa source ; on progresse avec un scalpel le long d'un vaisseau sanguin pour découvrir son origine et peu à peu on remplit les blancs laissés sur la carte. On peut regarder les hommes comme des lignes, des surfaces et des volumes. Avec travail et ténacité, apparaît peu à peu le propre atlas du corps humain.


The anatomical lesson of Professor Frederik Ruysch - Adriaen Backer ,1670

[p. 208] Le tableau d’un certain Backer représente Frederik Ruysch à l’âge de trente-deux ans, en train de dispenser sa leçon d’anatomie. L’une des plus prisées de la ville. Le peintre a su rendre le visage du jeune médecin, son assurance et sa ruse de commerçant. Sur ce tableau figure aussi la dépouille d’un jeune homme, montrée en perspective. Or ce corps a un aspect si frais qu’il a l’air vivant : la peau laiteuse légèrement teintée de rose, n’est pas celle d’un cadavre : la jambe légèrement repliée fait penser à la posture d’un homme qui, allongé nu sur le dos, voudrait cacher ses parties intimes. C’est la dépouille de Joris van Iperren, voleur, condamné à mort et exécuté par pendaison. Les chirurgiens vêtus de noir, réunis autour de ce corps sans défense, honteux de sa nudité, forment un contraste inquiétant. Ce corps montre ce qui ferait la fortune de Frederik Ruysch une trentaine d’années plus tard – cette mixture de son invention qui conservait très longtemps la fraîcheur des tissus. 


La question du sacré et du profane. Ethique et déontologie. 

[p. 127] Durant ses études universitaires et tout de suite après, Blau avait beaucoup voyagé. Il avait visité presque toutes les collections anatomiques accessibles au public. Tel un fan d’un groupe de rock, il suivait à la trace Gunther von Hagens et son exposition diabolique de corps humains plastinés, jusqu’à ce qu’il eût l’opportunité de rencontrer personnellement le maître. Tous ces voyages tournaient en rond, revenaient à leur point de départ.  Blau avait finalement compris que leur but n'était pas au loin, mais tout près de lui, à l'intérieur du corps humains.

Recherche sur le web


Gunther von Hagens

Gunther von Hagens est un anatomiste allemand, inventeur de la plastination, une technique visant à conserver des corps ou des parties d'êtres décédés. Il est à l'origine de Body Worlds (Körperwelten en allemand), une exposition sur des corps ou des parties de corps humains qui ont été plastinés. L’œuvre de Gunther von Hagens pose de nombreuses questions d'éthique et de légalité : peut-on ainsi exhiber des cadavres humains, et à partir de ce matériel morbide créer des "œuvres d'art" ? D'après l'article 225-17 du Code pénal : “Toute atteinte à l’intégrité du cadavre, par quelque moyen que ce soit, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende". De nombreux états condamnent de la même manière la profanation de corps et restent culturellement attachés au respect des morts. (source : wikipedia)




Le cabinet de curiosité de Frederik Ruysch

Frederik Ruysch est d’abord apprenti chez un apothicaire et étudie la médecine sous la direction de Jan Swammerdam à Leyde. Il obtient son diplôme en 1664. L’année suivante, il devient praelector dans la guilde des chirurgiens d’Amsterdam. En 1668, il devient professeur auprès des sages-femmes de la ville. Il obtient la reconnaissance de ses pairs grâce à une expérience montrant la présence de valves dans le système lymphatique. Il développe également de remarquables techniques pour la préservation de spécimens anatomiques ainsi que la création de dioramas. En 1679, il est employé comme médecin légiste par la cour d’Amsterdam. Il donne également des conférences de botanique dans la petite école, l’Anteneum. Son cabinet de curiosités est acquis par le tsar Pierre le Grand pour la somme de 3 000 florins. Il en commence immédiatement un autre. Si certaines de ses pièces anatomiques (coraux, fœtus humains, animaux exotiques) sont encore conservées grâce à sa liqueur « balsamique », aucun de ses dioramas ne lui a survécu autrement que par des illustrations, gravées notamment par Cornelius Huyberts. (source : wikipedia)





Angelo Soliman 


L'histoire édifiante de cet homme mis en esclavage auprès des Européens contre un cheval, et qui entrera en 1753 au service de Joseph-Wenceslas de Liechtenstein, devenant le chef des valets. L'empereur Joseph II lui apporte son estime. En 1781, Soliman intègre la loge maçonnique viennoise Zur wahren Eintracht. Après sa mort en 1796, le sculpteur Franz Thaler fait un masque en plâtre de Soliman. Les viscères sont enterrés, sa peau qu'il aurait léguée à la demande de ses amis naturalistes est préparée et exposée en homme sauvage à moitié nu, paré de plumes et de colliers de coquillages au Muséum d'histoire naturelle de Vienne jusqu'en 1806. Sa fille Joséphine soutient la polémique contre cette exposition et tente en vain de donner une sépulture chrétienne à son père. Durant l'insurrection viennoise d'octobre 1848, son mannequin est brûlé. Le plâtre du buste de Soliman est aujourd'hui exposé au Rollettmuseum à Baden. (source : wikipedia)


[p. 253] Détenir le pouvoir sur les corps, c’est vraiment être roi, maître de la vie et de la mort. Cela est bien plus important que d’être l’empereur du plus grand État du monde. C’est pourquoi je m’adresse ainsi à Votre Majesté, comme au bailleur de la vie et de la mort d’autrui, tyran et usurpateur. Et je n’implore plus, mais j’exige : rendez-moi le corps de mon regretté père, afin que je puisse le porter en terre. Car sachez que, même morte, je ne Vous lâcherai pas et, à l’instar d’une voix issue des ténèbres, mon murmure ne cessera de s’instiller dans Vos pensées, de sorte que jamais plus Vous ne connaîtrez la paix d’esprit.


Joséphine Soliman von Feuchtersleben.


Le coeur de Chopin



Une des dernières volontés de Chopin est que son cœur soit enterré dans son pays natal. Le 20 octobre Cruveilhier prélève son cœur lorsqu'il autopsie son corps. La sœur de Chopin, Ludwika, ramène à Varsovie le cœur de Chopin le 2 janvier 1850. Le cœur est dans un premier temps entreposé dans la maison familiale. Puis, avec l'aide de l'évêque Jan Dekert (qui avait été élève de Nicolas Chopin, le père de Frédéric, et avait prononcé son éloge en 1844), le cœur est placé dans les catacombes de l'église de la Sainte-Croix ; puis, en 1878, le cœur est transféré dans la nef de l'église. (source : wikipedia)









Et pour terminer ces carnets de notes, je laisse la parole à une pérégrine :

Balance-toi, remue-toi ! Bouge ! Y a que comme ça que tu pourras lui échapper. Celui qui dirige le monde n’a pas de pouvoir sur le mouvement. Il sait que notre corps en mouvement est sacré. Tu lui échappes que quand tu bouges. Il n’a de pouvoir que sur ce qui est immobile et pétrifié, sur ce qui est passif et inerte. Alors, remue-toi, balance-toi, cours, file ! Si t’oublies ça, si tu t’arrêtes, il va t’attraper avec ses grosses pattes velues et faire de toi une marionnette. Il t’empestera de son haleine qui sent la fumée, les gaz d’échappement et les décharges de la ville. Il va transformer ton âme multicolore en une petite âme toute raplapla, découpée dans du papier journal. Il te menacera du feu, de la maladie, de la guerre. Il va te foutre la trouille, jusqu’à ce que tu en perdes la tranquillité et le sommeil.
(...)
Ce qu’ils veulent, c’est établir un ordre figé une fois pour toutes, rendre l’écoulement du temps illusoire. Et faire en sorte que les journées deviennent répétitives, toutes pareilles, impossibles à discerner les unes des autres. Ils veulent construire une énorme machine où chaque créature aurait à tenir sa place et à se contenter de mouvements illusoires. Institutions et bureaux, coups de tampon, lettres de service, hiérarchie, grades, échelons, requêtes et refus, cartes d’identité, passeports, numéros, résultats d’élections, promotions et collecte de points pour bénéficier de réductions, collections en tout genre, troc d’objets.

Ce qu’ils veulent, c’est épingler le monde à l’aide de codes-barres, attribuer une étiquette à chaque chose, pour qu’on sache précisément ce que c’est comme marchandise et combien ça coûte. Que cette nouvelle langue codée soit complètement étrangère, incompréhensible pour les hommes, lue exclusivement par les machines et les automates. Et comme ça, ils pourront organiser la nuit, dans leurs grands magasins souterrains, des séances de lecture de leur poésie en codes-barres.



Bouge, allez, bouge ! Béni soit celui qui marche !


A lire également :

Lecture commune : Présentation
Carnet de notes n°1 : Je suis - Le monde dans la tête

mercredi 7 février 2018

Carnet de notes n°4 : Les Pérégrins d'Olga Tokarczuk (Lecture Commune)

La psychologie du voyage

Le mouvement, le désir, la psychanalyse topographique, rester incognito, les parodies du voyage, les guides de voyage, le mouvement vers le fond, la psychothéologie du voyage, le syndrome du voyageur.


La psychologie du voyage s'intéresse à l'homme qui est en mouvement, celui chez qui le désir suscite l'envie de tendre vers quelque chose, impulsant la direction à prendre.  Approfondir la signification métaphorique des lieux (la psychanalyse topographique).

[p. 167] Vous êtes-vous déjà demandé ce que signifie « Islande » ou « États-Unis » ?  Quel écho ces mots trouvent-ils en vous, quand vous les prononcez ?



Ne connaître personne et n'être reconnu par personne, s'échapper un instant de sa propre vie.

[p. 168]  Ça ne me faisait pas plaisir de tomber sur des compatriotes à l’étranger. J’ai fait semblant de ne pas comprendre les sons de ma propre langue. Je préférais rester anonyme. Avec un malin plaisir, j’observais à la dérobée ces personnes qui n’avaient pas conscience qu’il y avait là quelqu’un qui comprenait tout ce qu’elles disaient. Je faisais la morte dans mon coin.

Les parodies du voyage :

[p. 92] Les lignes droites – comme elles sont humiliantes ! Comme elles vous rongent l’esprit. Qu’est-ce que c’est que cette géométrie perfide qui fait de nous des abrutis avec ces incessants allers-retours – parodie du voyage ! Partir pour revenir aussitôt. Prendre de l’élan pour tout de suite freiner.


A propos des guides de voyage : décrire, c'est détruire.

[p. 71] Il en est de la description des choses comme de l’usage fréquent de celles-ci – elle exerce une action destructrice. (...)
En nommant les lieux, en les épinglant sur la carte du globe, ces ouvrages édités à des millions d’exemplaires et traduits dans de nombreuses langues, ont contribué à les affadir, à en estomper les contours.(...)
C’est pourquoi, il faut être très prudent. Le mieux serait de ne pas nommer les lieux, mais de louvoyer, de tourner autour du pot et de n’indiquer les bonnes adresses qu’avec une infinie prudence, pour ne pas inciter les gens à s’y rendre en pèlerinage. Sous peine d’y retrouver un lieu mort, un trognon desséché, un petit tas de poussière.



Parvenir au savoir via un mouvement vers le fond, en rétablissant l'équilibre entre la matière et l'antimatière, l'information et l'anti-information.

[p. 75] Il devrait donc exister (...) un autre recueil du savoir où on trouverait tout ce que nous ne savons pas, l'envers, la doublure du savoir, ce qui n'est intégré dans aucune table de matière et dont aucun moteur de recherche ne saurait venir à bout.  Car nous ne cheminons pas à travers l'immensité du savoir avec des mots, mais nous posons les pieds entre les mots, dans les gouffres insondables qui existent entre les concepts.  A chaque fois, le pied se dérobe et  nous tombons. 

Une toute nouvelle discipline : la psychothéologie du voyage

[p. 169] Autrefois, les dieux étaient lointains, inaccessibles à l’homme : ils venaient d’un autre monde, tout comme leurs messagers : les anges et les démons. Mais depuis que l’ego humain a explosé. Il a absorbé les dieux, il les a installés quelque part entre l’hippocampe et le tronc cérébral, entre l’épiphyse et l’aire de Broca. Ce n’est qu’ainsi que les dieux pourront survivre – dans les recoins obscurs et paisibles du corps humain, dans les scissures cérébrales, dans les vides interstitiels entre les synapses. Ce phénomène fascinant commence à être étudié de très près par une toute nouvelle discipline, la psychothéologie du voyage.



Le syndrome du voyageur est un trouble psychique généralement passager que rencontrent certaines personnes confrontées à certains aspects de la réalité du pays visité. 

[p. 169] La croissance du « moi » est telle que, désormais, la réalité subit l’influence de ce qui a été imaginé par nous-mêmes ou par d’autres avant nous. Qui peut encore se mouvoir dans la réalité ? Nous connaissons tous des personnes qui, visitant le Maroc, subiront le prisme de Bertolucci, celui de Joyce à Dublin, et celui d’un film sur le dalaï-lama au Tibet.

Le syndrome de Stendhal 

Inspiré par Stendhal, également appelé « le syndrome de Florence », ce trouble psychosomatique peut se manifester chez certains individus exposés à une surcharge d’œuvres d’art.

[p. 170] Il existe un syndrome singulier qu’on appelle syndrome de Stendhal : lorsqu’on se rend sur un site que l’on ne connaissait que par la littérature ou d’autres formes d’art, l’émotion ressentie est si forte qu’elle provoque un petit malaise ou même une syncope. Nous ne pouvons qu’envier les personnes qui se targuent d’avoir découvert des lieux complètement inconnus – elles, au moins, ont eu l’occasion de goûter, ne fut-ce que fugitivement, une réalité pure, authentique, pas encore engloutie, comme tout le reste, par notre esprit. C’est pourquoi il importe de nous poser inlassablement la même question : où voguent ces gens, vers quels pays, vers quels lieux ? Les autres pays sont devenus un complexe psychique, un nœud inextricable de significations (...)

Le Syndrome de Stendhal par Dario Argento, avec Asia Argento



Le syndrome de Paris

Ce trouble psychologique transitoire est provoqué par un choc culturel lors d'une visite à Paris. Cette affection toucherait plus particulièrement les touristes japonais qui, désemparés par l’écart entre la réalité et leur vision idéalisée de la ville, peuvent présenter un certain nombre de symptômes psychiatriques.  Une vingtaine de Japonais en sont victimes chaque année.

[p. 72] Dans l’encyclopédie des syndromes, dont j’ai parlé plus haut, est décrit le Syndrome de Paris qui affecte essentiellement les touristes japonais venus visiter la capitale de la France. Ce syndrome se caractérise par un choc émotionnel, accompagné de nombreux symptômes d’ordre végétatif, tels que des troubles respiratoires, des palpitations cardiaques, une transpiration anormale et un état de surexcitation. S’y ajoutent parfois des hallucinations. On administre alors aux malades des calmants et on leur conseille vivement de rentrer chez eux. Ces troubles s’expliqueraient par un écart important entre les attentes des touristes-pèlerins et la réalité : le Paris où tous ces gens débarquent ne ressemble pas du tout à la ville décrite dans les guides, pas plus qu’à celle dont ils s’étaient forgés une image à travers les films et les émissions de télé.

Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain par Jean-Pierre Jeunet, avec Audrey Tatou


Il existe également d'autres syndromes, tels que le syndrome de Jérusalem ou le syndrome de l'Inde. 


A lire également :

Lecture commune : Présentation
Carnet de notes n°1 : Je suis - Le monde dans la tête

lundi 5 février 2018

Carnet de notes n°3 : Les Pérégrins d'Olga Tokarczuk (Lecture Commune)

Kunicki - Partout et nulle part - Les aéroports

[p.24]Le but de mes pérégrinations est toujours la rencontre d'un autre pérégrin.


Partir, quitter, fuir, errer, disparaître, se fondre dans l'anonymat,  être libre, voyager, randonner ou faire du tourisme, l'éventail est large. 

Les nouveaux nomades, ce sont les randonneurs, les bacheliers, les futurs étudiants, les émigrants, les bourlingueurs, les vagabonds, les fous...  Une vie sous le signe de la précarité et des jobs occasionnels. Vivre = survivre à l'écart.

Comment perdre sa femme et sa fille sur une île minuscule ? Quand seul subsiste un seul simple sac à main de son épouse, dans lequel on retrouve des objets aussi dérisoires qu'un tube de rouge à lèvres presque neuf ou la carte de visite d'un bistrot. Importance des traces, témoignage de notre passage. 

 [p.40] Kunicki se dit qu'on pourrait mener les recherches depuis un hélicoptère, car l'île est presque toute pelée.  Il songe aussi à ces puces électroniques qu'on attache aux pattes de certains animaux, des oiseaux migrateurs comme les cigognes ou les grues, mais que personne n'a jamais penser utiliser pour les humains.  Tout le monde devrait être équipé de ce machin pour sa propre sécurité ; on pourrait alors suivre tous nos mouvements sur Internet : trajets, arrêts, égarements.  Combien de vies humaines pourraient être sauvées ! L'image d'un écran d'ordinateur lui vient à l'esprit : des lignes de couleur, l'incessant tracé de gens identifiables, des signes.  Des cercles, des ellipses, des labyrinthes ; peut-être aussi des huit dans début ni fin, ou des spirales avortées qui s'arrêtent brutalement. 



Quand commence-t-on à exister ? Nous sommes des êtres instables soumis aux lieux, aux heures de la journée, à la ville, à son climat, à la langue du pays.  

  [54]  Quand je suis en voyage, je disparais des cartes.  Personnes ne sais où je suis.  Suis-je à mon point de départ ou déjà sur le lieu de ma destination ?  Est-ce qu'il existe un "entre-deux" ?  Suis-je comme ces heures du jours escamotées lorsque l'avion vole vers l'ouest ? Ou comme la nuit qui fuit quand l'avion vole vers l'ouest ? (...)   Je pense qu'il y a beaucoup de personnes comme moi.  Des personnes disparues, absentes, qui apparaissent subitement dans les terminaux des aéroports, dans les zones d'arrivées, et qui ne commencent à exister qu'une fois leur passeports dûment tamponnés (...)  

Les peuples sédentaires préfèrent les agréments d'un temps cyclique, où chaque événement est censé revenir à son début, alors que les nomades ont inventé un temps linéaire, mieux adapter à l'errance, aux pérégrinations, un temps plus pragmatique, qui permet d'évaluer la distance à parcourir ou la rentabilité d'un voyage. 


  [55] La mobilité, la variabilité, le caractère illusoire de ce qu'il entreprend, voilà ce qui caractérise l'homme civilisé.  

  [55]  Chaque moment est alors unique et ne se reproduira plus, ce qui favorise la prise de risque et renforce la rage de vivre et de profiter pleinement de chaque instant.  Mais , au fond, c'est une découverte amère : dans la mesure où tout changement dans le temps est irréversible, la perte et le deuil surviennent sans cesse. 

  [56] Je pense aussi que le monde se trouve à l'intérieur de nous-mêmes, niché dans les circonvolutions du cerveau, dans l'épiphyse, plus exactement.   Il est cette petite boule coincée dans la gorge.  A vrai dire, il suffirait de toussoter et de le recracher. 

Le temps des voyageurs, c'est "plusieurs temps en un seul, c'est une riche palette de temps".



A lire également :

Lecture commune : Présentation
Carnet de notes n°1 : Je suis - Le monde dans la tête


Suite prochainement avec le Carnet de note n°4 : La psychologie du voyage