lundi 7 juillet 2008

Pourfendeur de nuages de Russell Banks

« Chasseur d’esclaves, a dit Père, je t’envoie tout droit en enfer. »

Lorsqu’une étudiante de Columbia University demande à Owen Brown des informations sur son père, le célèbre abolitionniste américain John Brown, elle ignore encore qu’il mettra plusieurs mois à lui répondre sous forme de lettres-confessions, en débordant largement du cadre biographique à proprement dit. Il aura fallu à Owen Brown que s’écoulent plusieurs décennies avant d’atteindre un âge suffisamment avancé pour oser enfin affronter son passé. Pour ce faire, Owen remontera jusqu’à sa petite enfance où il grandit à l’ombre du patriarche John Brown, puritain et père de famille nombreuse au caractère autoritaire et ombrageux, défenseur de la communauté noire qui passera petit à petit du simple agitateur au fanatique religieux en passant par le terrorisme afin de défendre une noble cause : l’abolition de l’esclavage. Ou comment un père décide de sacrifier sa vie et la vie de ses fils en empruntant la voie sanglante de l’action armée au nom de Dieu et devenir un des martyrs de la cause abolitionniste de l’histoire américaine.

Russell Banks nous plonge dans un récit romancé basé sur des faits réels couvrant la période historique des années 1830-1850 des Etats-Unis, à savoir les années qui précèdent la guerre de Sécession, par l’intermédiaire de la figure charismatique de John Brown, un homme pieux qui recoure au terrorisme pour essayer de venir à bout du fléau de l’Amérique, un homme qui pensait avoir été choisi par Dieu pour recevoir ses injonctions afin de combattre l’esclavage de la population noire américaine, un homme qui fut un des précurseurs de la guerre de Sécession.

Le premier tiers du livre reprend le parcours initiatique du troisième fils de John Brown, Owen Brown, enfant issu d’une famille nombreuse, agriculteurs et éleveurs chrétiens, une famille de pionniers comme tant d’autres qui ont dû lutter très jeunes contre les éléments pour survivre dans une nature sauvage et hostile. Cette vie rurale et la dureté du quotidien sont d’ailleurs très bien rendues. Là où j’ai eu beaucoup plus de difficultés se situe dans les introspections du fils Owen lorsque celui-ci, enfant et jeune homme, a du mal à se différencier de la puissante figure paternelle. Il y a pas mal de redites et de longueurs dans cette première partie, suffisamment pour m’avoir donné envie d’abandonner ma lecture en cours de route. Mais heureusement, je n’en ai rien fait ! L’Owen adulte, qui choisit d’épouser la cause de son père, au point de devenir le détonateur des actions armées de ce dernier, se pose moins de questions pour mieux se laisser embarquer dans la violence et l’action terroriste. Bien que non croyant, il perçoit son père à l’image du vieux prophète Abraham, que Dieu mettra à l’épreuve en lui demandant de lui sacrifier son fils. Owen ne comprendra qu’au dernier moment la folie dans laquelle l’a entraîné son père et se sauvera in extremis, non sans éprouver pour le restant de sa vie des remords et de la culpabilité, d’autant plus que plusieurs de ses frères et son père n’y survivront pas, tués et condamnés à mort après leur dernière action d’éclat. Ses lettres-confessions constituent, après sa fuite et les nombreuses années de réclusion qu’il vécut en vivant isolé comme simple berger, un ultime devoir de mémoire pour enfin tourner définitivement la page et mourir l’esprit en paix.

John Brown était-il un saint homme ? Un homme éclairé ? Un précurseur ? Un idéaliste ? Un prophète ? Ou tout simplement un halluciné ? Un terroriste ? Un suicidaire ? Un fou doublé d’un fanatique religieux ? La fin justifie-t-elle les moyens ? L’action terroriste est-elle défendable ? Est-il excusable de tuer et de se sacrifier pour défendre une cause, aussi juste et noble soit-elle ? Difficile de répondre à ces questions, aussi actuelles soient-elles.

Ce qui est certain, c’est qu’il était à la fois un père à la personnalité écrasante à l’ombre duquel son troisième fils, Owen Brown, aura bien du mal à se démarquer et qu’il fut un des premiers blancs abolitionnistes de l’histoire des Etats-Unis. Il sera pendu en 1859 suite à l’insurrection ratée lors de la prise de l’arsenal fédéral de Harpers Ferry en Virginie. Devenu martyr, il demeure jusqu’à nos jours l’un des symboles – toujours controversé à l’heure actuelle - de la lutte pour l’abolition de l’esclavage.

Ce long mais grand récit, qui n’évite pas toujours les répétitions et les longueurs, est un roman historique et biographique mais surtout et avant tout la confession d’un homme solitaire qui vécu longtemps pour la cause de son père mais qui refusa l’ultime sacrifice qu’aurait impliqué son exécution finale.

Ce roman pose véritablement question et m’a laissée longtemps songeuse après avoir tourné la dernière page…

Extrait :

« Je connaissais la probable histoire de viol que la jeune femme en face de moi ne nous disait pas, qu’elle n’avait peut-être même pas avouée à son pauvre mari. Depuis plusieurs années, c’était une histoire que j’avais entendue raconter sous de nombreuses formes aussi horribles les unes que les autres, et je n’avais aucune raison de croire que seule cette jeune femme n’avait pas ainsi été forcée à satisfaire les désirs sexuels de son propriétaire. Et donc, bravant la mort, c’était plus pour sauver son mari que sa propre personne déjà violée qu’elle avait fui son propriétaire. Son propriétaire ! Après l’avoir entendu prononcer depuis tant d’années, ce mot avait encore le pouvoir de me scandaliser et de me faire horreur. Un être humain pouvait donc être propriétaire d’un autre être humain et il pouvait se servir de cette personne à sa guise, la vendre s’il le souhaitait, comme s’il ne s’agissait que d’un vêtement dont il ne voulait plus. Et il possédait également le mari de cette personne : cette réalité, à elle seule, faisait de leur vœu de mariage, leur vœu de se donner l’un à l’autre, une plaisanterie sinistre, une chimère cruelle et écoeurante. »

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