lundi 28 juillet 2008

La colonie pénitentiaire et autres récits de Kafka

J’avais envie de relire une œuvre de Kafka, et j’ai opté pour celle dont je me souvenais le moins. Et pour cause ! « La colonie pénitentiaire et autres récits » me semble être de ceux qui résistent le plus à l’interprétation : incompréhension, absurdité, non-sens, nous restons perplexes face à tant de questionnements que suscite la lecture de ces récits.

Ce recueil rassemble deux longues nouvelles (« La colonie pénitentiaire » et « Le terrier », inachevé), ainsi que des nouvelles plus courtes (« Un champion du jeûne », « Premier chagrin », « Une petite femme », « Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris », « La taupe géante », deuxième récit inachevé).

Attardons-nous un peu sur la première longue nouvelle donnant le titre du recueil !

« La colonie pénitentiaire » nous raconte l’histoire d’un voyageur débarquant dans un camp pénitentiaire situé sur une île des tropiques. Il est invité par le nouveau commandant de l’île à assister à l’exécution capitale d’un soldat condamné à mort alors qu’il ne connaît pas sa sentence et qu’il n’a jamais été jugé pour son crime. Nous retrouvons le même procédé que celui mis en oeuvre dans « Le procès », à ceci près que si le voyageur ne cautionne pas ce type de pratique et qu’il l’exprime ouvertement, il se garde bien d’intervenir en assistant très passivement au déroulement de la procédure.

Attention spoiler !!!

Il se trouve que la méthode d’exécution est déjà obsolète : machine de torture conduisant à la mort après plus de 12 heures de souffrance, elle fut inventée par l’ancien commandant de l’île afin de graver la faute sous forme de sentence dans la chair du condamné avant sa fin. L’officier en charge de cette procédure sent bien que le nouveau commandant désire se passer de cette pratique archaïque mais sa fidélité à son ancien chef le conduit à demander au voyageur de prendre sa défense lorsqu’il sera invité au conseil. Ce que le voyageur refuse, considérant également cette pratique barbare, sans pour autant la dénoncer par ailleurs. Déçu de cette non-intervention du voyageur, l’officier décide de prendre la place du condamné… et meurt de manière atroce lorsque la machine se mettra à se détraquer complètement, offrant ainsi une fin commune à la machine, à l’officier et à la méthode d’exécution. Le voyageur quittera au plus vite l’île sans prendre la peine de se rendre au conseil avant son départ.

Vous y comprenez quelque chose vous ? On cherche bien des explications : dénonciation des pratiques carcérales cruelles et d’une justice qui ne respecte pas les droits de l’homme, fidélité et soumission à l’ancienne autorité, non-intervention et passivité devant les faits réprouvés, indifférence au sort d’autrui, manque d’humanité… Un peu de tout cela à la fois sans que cela apporte une réelle compréhension du récit, qui semble nous narguer en se soustrayant à toute tentative d’interprétation un tant soit peu satisfaisante. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin ! Bref, autant abandonner toutes recherches explicatives et se contenter du récit en tant que tel, en acceptant qu’il nous échappe partiellement si pas totalement. Mais n’est-ce pas là le plus grand talent de Franz Kafka : se dérober ?


Extrait

L’explorateur semblait n’avoir déféré que par politesse à l’invitation du commandant qui l’avait prié de venir assister à l’exécution d’un soldat condamné pour indiscipline et outrages à un supérieur.  L’intérêt de l’opération était d’ailleurs restreint dans cette colonie.  On ne voyait dans la vallée, une cuvette de sable profonde entourés de pentes nues, on ne voyait là, outre l’officier et l’explorateur, que le condamné, un homme stupide à grande bouche, à la tête sale et aux cheveux crasseux, et un soldat portant la lourde chaîne d’où partaient les chaînes plus minces qui chargeaient les pieds, les chevilles et le cou du bagnard.  Elles étaient reliées entre elles par d’autres chaînes.  Le condamné avait d’ailleurs l’air si caninement résigné qu’il semblait qu’on eût pu le laisser courir en liberté sur les pentes et qu’il aurait suffi de siffler pour le faire venir à l’heure de l’exécution. »
 

Kafka de Steven Soderbergh



Prague, 1919.  Ville impénétrable aux ombres mystérieuses que domine le Château, Kafka y travaille comme employé de bureau le jour. Ecrivain la nuit en quête de vérité, il veut connaître la cause de la disparition de son collègue et meilleur ami, Edouard Raban. Son enquête le mène au Château.  Ce qu'il va y trouver dépasse en horreur tout ce qu'il aurait pu imaginer...

En effectuant un savoureux mélange constitué d’éléments biographiques et des récits les plus connus de Franz Kafka, le réalisateur Steven Soderbergh rend hommage à l’univers de l'auteur en réalisant un excellent thriller aux accents fantastiques. Nous voilà plongés en pleine atmosphère kafkaïenne avec un Jeremy Irons en très grande forme, une photo superbe et un scénario de qualité, sans oublier les images en noir et blanc somptueuses de la première partie du film, qui ne sont pas sans rappeler le cinéma expressionniste que j’aime particulièrement.
 

Kafka est le deuxième film du réalisateur Steven Soderbergh, après « Sexe, mensonges et vidéo » (Palme d'Or au festival de Cannes 1989). Ce fut malheureusement et très injustement un échec commercial. Quant à moi, l’ayant vu à sa sortie ciné, j’en ai gardé un excellent souvenir et vous invite à découvrir ce film si ce n’est déjà fait.



Réalisateur : Steven Soderbergh
Acteurs : Jeremy Irons Ian Holm Jeroen Krabbé Alec Guinness
Origine : États-Unis
Genre : Comédie dramatique
Public : Tout public
Année de production : 1991
Durée : 1h28

Note : 4/4

vendredi 25 juillet 2008

Vous avez dit ethnologie ?

Un lecteur fidèle de ce blog, qui se trouve également être un collègue de travail, m’a demandé de lui conseiller un livre portant sur l’ethnologie. Cette demande, à l’origine de ce billet, me permet de revenir à ces quelques livres que j’ai lus il y a plus de quinze ans. J’ai effectivement eu la chance de suivre un cours d’ethnologie pendant mes études, cours qui est d’ailleurs devenu rapidement un de mes préférés. Ces lectures obligatoires furent de vraies découvertes et une ouverture aux mondes inconnus et mystérieux que constituent ces « cultures diverses et multiples». J’ai ajouté deux, trois livres à cette liste, livres que j’ai lus par après, ainsi que deux références incontournables selon moi malgré le fait que je ne les ai encore jamais lus ! Je ne peux que te – vous souhaiter d’agréables découvertes :-)




 
Cet ouvrage relate les problèmes, difficultés et incompréhensions diverses rencontrés par le père jésuite Eric de Rosny, missionnaire et enseignant à Douala, qui décide d’aller à la rencontre des nganga, guérisseurs au Cameroun. Nous voilà conviés à un étrange voyage au pays de l’animisme, la sorcellerie, la divination et la médecine traditionnelle. Récit très troublant, désarçonnant mais également plein d’enseignement sur la richesse insoupçonnable de la pensée magico religieuse de la culture africaine. Eric de Rosny compare également ce système de pensée au christianisme et à notre propre système de pensée occidentale. Passionnant et très instructif.

Les yeux de ma chèvre: Sur les pas des maîtres de la nuit en pays douala de Eric de Rosny, Editions Omnibus, Collection Terre humaine, ISBN 2259185223, 474 pages



Le voyant-guérisseur Tahca Ushte (Cerf boiteux), né en 1903, raconte à Richard Erdoes l'histoire de sa vie mouvementée non sans poser un regard acerbe sur les aberrations de la société occidentale, temple du dollar, cette misérable « peau de grenouille verte ». Initié aux mythes fondateurs, au sacré, aux rites, à la voyance, aux symboles, à la médecine traditionnelle indienne, Tahca Ushte, l’homme médecine,  nous convie aux sources de la tradition amérindienne, qui malheureusement se meurt à petit feu...
 
Un récit très intéressant qui revient aux sources mais analyse également le présent et parle du futur de la nation indienne.

De mémoire indienne : La vie d’un Sioux, voyant et guérisseur de Tahca Ushte et Richard Erdoes, Editions Pocket, Collection Terre humaine, ISBN 2271067251, 1989



Ce récit raconte l’histoire d’Helena Valero, jeune fille enlevée en 1939 à l’âge de onze ans par des guerriers indiens du Brésil rebelles à tout contact avec les blancs. Elle vivra vingt-deux ans dans différentes tribus indiennes de la forêt équatoriale. Nous sommes plongés dans un monde étrange qui nous fait penser aux premiers âges de l’humanité : les guerres perpétuelles, la violence, la survie quotidienne, le régime alimentation, les relations sociales, familiales, l’autorité, le chamanisme, les hallucinogènes, l’enlèvement des femmes des guerriers ennemis indispensables à la survie de la tribu, le culte des morts…

Une mine d’informations qu’Helena Valero, retournée chez les siens avec ses quatre fils, confiera au médecin E. Biocca, chef d’une mission de recherche dans le Haut-Orénoque. Cette femme, qui aura du mal à se réadapter à la société occidentale, en viendra à regretter « cet enfer vert » qu’elle aura pourtant tenté de fuir pendant des années.

Yanoama : Récit d’une jeune femme brésilienne enlevée par les Indiens de Ettore Biocca, Editions Omnibus, Collection Terre humaine, ISBN 225900170X, 461 pages




Attention, ce livre est une vraie mine d’or sur les phénomènes chamaniques. Présent dans la plupart des sociétés humaines, le chamanisme se retrouve des neiges de Sibérie à la forêt amazonienne. Toutes les dimensions du chamanisme sont abordées : le monde du chamane, l’initiation du chamane, les différentes traditions régionales, le processus de guérison chamanique, les hallucinogènes, les transes et extases, les nouveaux mouvements chamanistes mais aussi l’étude de la dimension médicale, historique, ethnologique, sociale, psychologique et psychiatrique. Quand je vous disais que c’était une mine d’or !

« L’expérience chamanique n’est pas un simple voyage de découverte mais un service rendu à la communauté. L’épreuve initiatique permet au chamane de ressentir les souffrances et les besoins des autres. En fait, l’état de chamane est probablement le métier le plus ancien assument les rôles que dans les sociétés industrielles tiennent pous le médecin, le psychothérapeute, le soldat, le diseur de bonne aventure, le prêtre et le politicien. »

« Le pouvoir thérapeutique du dialogue. Dans le traitement chamanique, il peut être nécessaire qu’un dialogue s’établisse entre le patient et quelqu’un d’autre – le chamane ou un esprit. Cela peut prendre autant de temps chez les Saora que dans la cure psychanalytique qui est de même un traitement par la parole. Le malade saora parle aux morts par l’intermédiaire d’une spécialiste, alors que le patient psychanalysé parle au spécialiste d’autres personnes absentes. »

Les chamanes de Piers Vitebsky, Editions Evergreen, Collection Sagesses du monde, ISBN 3822813419, 01/2001, 184 pages




Ce livre nous raconte l’histoire du jeune Minik qui, en 1897, accompagne son père et quatre Esquimaux Polaires du Groenland partis à destination de l’Amérique. Ceux-ci ont accepté l’invitation d’accompagner sur le chemin du retour Peary, illustre explorateur conquérant du pôle Nord, au Museum of Naturel History de New York. Les adultes mourront rapidement de tuberculose et le jeune orphelin, âgé de huit ans à l’époque, sera adopté par un administrateur du Muséum qui voudra en faire un vrai petit Yankee. Minik, qui connaîtra la misère lorsque son protecteur perdra son poste au Museum, gardera un ressentiment qui sera aggravé lorsqu’il découvrira le squelette de son père étiqueté dans une vitrine du musée. Il sera renvoyé au Groenland mais trop tard : ne connaissant pas la langue ni les coutumes de ses ancêtres, il s’y retrouvera aussi étranger qu’en Amérique.

Témoignage poignant du déracinement et des difficultés de l’appartenance à deux cultures, dénonciation de l’establishment new-yorkais et de la prétention à la découverte du pôle Nord, la société occidentale colonialiste ne sort pas grandie de cette histoire vraie très émouvante.

Minik, l’Esquimau déraciné "rendez-moi le corps de mon père !" de Kenn Harper,Editions Pocket, Collection Terre humaine, ISBN 2266098225, 363 pages



Et enfin deux grands classiques de la littérature ethnologique que je n'ai malheureusement pas lus mais que je ne peux pas ne pas citer : Les derniers rois de Thulé et Tristes tropiques. Je les cite donc simplement en ajoutant la quatrième de couverture.





 
Quatrième de couverture
 
Véritable trésor ethnologique, ce livre constitue d'abord une somme d'informations irremplaçable sur les Inuits du Groenland. Mais son succès international, jamais démenti au cours de ses multiples rééditions depuis 1951, tient aussi au talent de conteur de Malaurie qui sait immerger le lecteur, jusqu'au plus infime détail, avec une patience et un souci de vérité infinis, dans la vie de ce grand Nord mythique, de cette "Ultima Thulé" des anciens.

Ce géographe et géologue de formation qui cite Rimbaud ("Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc ?") fait revivre dans un style alerte chasses au morse et à l'ours, festins de viande crue, soirées de fête dans la nuit polaire, grands raids en traîneaux par moins 60 °C sur la banquise et les glaciers, levers de soleil dans le blizzard, songes, légendes et séances de sorcellerie.

Formidable leçon d'humanisme, ce chef-d'oeuvre inclassable est également l'occasion d'une réflexion approfondie sur la fragilité d'un environnement et d'une culture menacés.
 
Les Derniers rois de Thulé. : Avec les Esquimaux polaires face à leur destin de Jean Malaurie, Editions Pocket, Collection Terre humaine, ISBN 2266115502, 2001




Quatrième de couverture

Pourquoi et comment devient-on ethnologue ? Comment les aventures de l'explorateur et les recherches du savant s'intègrent-elles et forment-elles l'expérience propre à l'ethnologue ? C'est à ces questions que l'auteur, philosophe et moraliste autant qu'ethnographe, s'est efforcé de répondre en confrontant ses souvenirs parfois anciens, et se rapportant aussi bien à l'Asie qu'à l'Amérique.

Plus encore qu'un livre de voyage, il s'agit cette fois d'un livre sur le voyage. Sans renoncer aux détails pittoresques offerts par les sociétés indigènes du Brésil central, dont il a partagé l'existence et qui comptent parmi les plus primitives du globe, l'auteur entreprend, au cours d'une autobiographie intellectuelle, de situer celle-ci dans une perspective plus vaste : rapports entre l'Ancien et le Nouveau Monde ; place de l'homme dans la nature ; sens de la civilisation et du progrès.

Claude Lévi-Strauss souhaite ainsi renouer avec la tradition du "voyage philosophique" illustrée par la littérature depuis le XVIe siècle jusqu'au milieu du XIXe siècle, c'est-à-dire avant qu'une austérité scientifique mal comprise d'une part, le goût impudique du sensationnel de l'autre n'aient fart oublier qu'on court le monde, d'abord, à la recherche de soi.

Tristes tropiques de Claude Levi-Strauss, Editions Pocket, Collection Terre humaine, ISBN 2266119826, 2001

La muette de Chahdortt Djavann

« J’ai quinze ans, je m’appelle Fatemeh, mais je n’aime pas mon prénom. Dans notre quartier, tout le monde avait un surnom, le mien était ‘la nièce de la muette’. La muette était ma tante paternelle. Je vais être pendue bientôt […]
J’ai supplié le jeune gardien de la prison pour qu’il m’apporte un cahier et un stylo, il a eu pitié de moi et exaucé le dernier souhait d’une condamnée. Je ne sais par où commencer. »

Ce court roman, qui se lit d’une traite, se présente sous la forme d’un journal d’une condamnée. Ce témoignage est sans aucun doute une fiction mais nous pressentons bien que cette histoire-là, aussi romancée soit-elle, n’est que le reflet de ce que vivent certaines femmes au pays des mollahs de l’Iran d’aujourd’hui : racontars, cupidité, sottises, dénonciations, domination masculine, oppressions, condamnations arbitraires, exécutions capitales, voilà toute la panoplie malheureusement bien connue de l’autoritarisme et du totalitarisme.

Sans fioriture aucune, avec les mots simples d’une jeune fille de 15 ans attendant son exécution par pendaison pour ne pas avoir accepté d’être soumise à la loi du plus fort, l’auteur va à l’essentiel et frappe juste là où il faut pour s’immiscer dans notre mémoire en y laissant des traces tenaces. Lorsque dignité et liberté conduisent à la mort acceptée, voilà le prix à payer par celles qui résistent.

Chahdortt Djavann est une jeune auteure iranienne installée en France après avoir fui la dictature de son pays instaurée par les mollahs de Khomeyni en 1993. Anthropologue de formation, elle ne pratique pas la langue de bois et n’hésite pas à se placer au cœur des problèmes politiques actuels, comme en témoignent les essais tels que  À mon corps défendant, l’Occident  ou encore Bas les voiles ! .

La muette m’a fait penser à La servante écarlate de Margaret Atwood, qui dénonce également le fondamentalisme par l’entremise d’un très bon roman d’anticipation.


mardi 22 juillet 2008

Bord de mer de Véronique Olmi

Ce court roman fait partie de ceux qui se lisent lentement, goutte à goutte, qui prennent le temps qu'il faut pour en venir à bout. Je l'ai lu par cycles d'une vingtaine de pages avec de longues interruptions entre deux lectures.  Trop sombre, étouffant, j'avais besoin de ces pauses pour reprendre un peu d'oxygène avant de me replonger dans les grandes profondeurs, là où la lumière ne passe plus, là où il fait sombre et froid. Car d'emblée nous savons, dès les premières lignes, qu'un drame en gestation se prépare et s'accomplira au bout du voyage.
« On avait pris le car, le dernier car du soir, pour que personne nous voie.  Avant de partir les enfants avaient goûté, j'ai remarqué qu'ils finissaient pas le pot de confiture et j'ai pensé que cette confiture allait rester pour rien, c'était dommage, mais je leur avais appris à pas gâcher et à penser aux lendemains. »
Véronique Olmi nous submerge brutalement dans le monde hostile et déprimant d'une mère de famille qui ne s'en sort plus, qui n'en peut plus de la vie et qui décide, en pleine semaine d'école, d'emmener ses deux enfants au bord de mer. Rien de va, le voyage est difficile, il pleut, l'hôtel est minable, la boue colle aux souliers, les vêtements sont trempés et la mer est houleuse et grise. Pas d'argent ou si peu. Mais l'envie de montrer la mer aux enfants est bien là, malgré les gens, malgré la pluie, malgré la vie.
« La pluie écrasait contre la vitre ses boulets de salive, de minuscules mollards transparents, pourquoi est-ce qu'on nous crachait dessus je savais pas mais j'étais sûre que si j'ouvrais la fenêtre j'aurais été salie des pieds à la tête.  Est-ce que le mur d'en face en était plein, lui aussi ?  Est-ce que les fenêtres de dessous avaient la même dose que nous ?  Est-ce qu'on s'abritait tous des crachats du ciel ? Je voulais pas le savoir, non, ça m'intéressait pas, non, fallait plus y penser, j'y avais jamais pensé, non, non et non ! »
Un premier roman au sujet étonnant, dur et difficile, mené avec talent. Cette mère de famille est de la même veine que Marie, présente dans le roman A l'abri de rien d'Olivier Adam.  La comparaison se veut flatteuse, ayant bien aimé également ce récit.  Ecriture sans apprêt, à la ponctuation souvent absente, aucune intellectualisation ; nous sommes avant tout dans le ressenti, les émotions, les actes, nous assistons impuissants à une descente aux enfers d'une mère aux abois.
« Stan sait déjà beaucoup de choses.  Beaucoup trop.  Comment j'ai fait pour en arriver là ? Il y a l'enfance.  D'accord.  Mais juste après il y a l'hostilité du monde.  Il faut le savoir.  Est-ce que Stan était déjà sorti de l'enfance ?  J'espérais bien que non. Il jouait au grand mais il dormait comme un enfant sans jambes, un qui a peur encore, qui veut pas prendre trop de place et se faire remarquer. »
Un récit qu'on n'oublie pas, un auteur à suivre, aussi.


vendredi 18 juillet 2008

Chers disparus de Claude Pujade-Renaud

Quatrième de couverture

Leur " cher disparu " s'appelle Jules Michelet, Robert Louis Stevenson, Marcel Schwob, Jules Renard ou Jack London. Elles ne se connaissent pas mais ont en commun d'être veuves d'écrivain et, depuis lors, de veiller sur l'œuvre.

Tour à tour elles prennent la parole, évoquent le passé, se remémorent la vie conjugale, feuillettent les livres, raturent les journaux intimes et parfois découvrent, avec amertume ou résignation, quelque turpitude qu'il eût fallu ignorer. Mais par-delà toute indiscrétion, c'est au cœur des obsessions et du mythe personnel qu'elles plongent un regard attentif, où entre une part d'amour fidèle et indulgent.

Cinq disparus, et donc cinq portraits subtilement agencés, dont la finesse nous ouvre de nouvelles clefs de lecture, en même temps que Claude Pujade-Renaud dévoile le versant caché de la littérature des hommes : celui, bien sûr, dont seules les femmes - dont seule une femme pouvait témoigner.

Je marche dans toi.
Je voudrais être tué par toi. Parce que
la mort, ce sera encore toi.  Marcel Schwob


Qui mieux que Claude Pujade-Renaud, qui a partagé de nombreuses années de sa vie aux côtés de l’écrivain aujourd’hui décédé Daniel Zimmermann, pouvait rendre à si vibrant hommage à ces cinq femmes veuves d’écrivains célèbres du XIXe siècle ?

Passant de la femme-enfant à l’amante, l’aventurière, l’infidèle, la fougueuse ou au contraire la femme effacée et maternelle, l’auteure donne – le temps d’un chapitre – la parole à chacune d’elles en empruntant la première personne du singulier.

J’ai beaucoup aimé ce roman, dans lequel j’ai retrouvé pas mal de thèmes chers à Paul Auster, même si traités de manière totalement différente : nous abordons tour à tour l’intimité du couple, la place qu’occupe la littérature dans le couple, la création et ses affres, l’inspiration et ses manques, la mort et le travail de deuil pour celles qui restent.

Ces femmes devenues veuves, héritières et garantes de l’œuvre de leur défunt époux, à qui reviennent les difficiles tâches de relecture, triage, conservation et édition des romans, nouvelles, journaux et cahiers de l’écrivain disparu, ces femmes presque toujours décriées, jalousées par les amis de l’auteur, les biographes et journalistes, ces femmes enfin réhabilitées par Claude Pujade-Renaud.

Je conseille la lecture de ce beau roman que j’ai préféré, et de loin, au roman « Le désert de la grâce » du même auteur. L’écriture y est nettement plus sensible et émouvante, l'agencement entre les chapitres plus agréable et plus aisé également.

A noter qu’en donnant la parole à ces femmes de l’ombre, l’auteur arrive également à nous donner envie de découvrir/redécouvrir les œuvres de ces très chers disparus…

 Note

jeudi 17 juillet 2008

La mer de John Banville

Quatrième de couverture

« Anna est morte avant l'aube. À dire vrai, je n'étais pas là quand c'est arrivé. J'étais allé sur le perron de la clinique respirer à fond l'air noir et lustré du matin. Et pendant ce moment si calme, si lugubre, j'ai repensé à un autre moment, des années auparavant, dans l'eau, ce fameux été à Ballymoins. J'étais allé nager tout seul, je ne sais pas pourquoi, ni où Chloé et Myles étaient passés ; sans doute étaient-ils partis quelque part avec leurs parents, ce devait être une des dernières balades qu'ils ont faites ensemble, la toute dernière peut-être. »

Après la mort de sa femme, Max se réfugie dans le petit village du bord de mer où, enfant, il vécut l'été qui allait façonner le reste de son existence. Assailli par le chagrin, la colère, la douleur de la vie sans Anna, Max va comprendre ce qui s'est vraiment produit, cet été-là. Comprendre pourquoi « le passé cogne en lui, comme un second cœur ».

Kazuo Ishiguro et John Banville étaient tous deux parmi les finalistes pour le Booker Prize 2005. C’est John Banville qui l’a emporté avec « La mer ». Ayant lu les deux, j’ai nettement préféré le roman « Auprès de moi toujours » de Kazuo Ishiguro. John Banville est réputé comme étant un auteur difficilement accessible, ce qu’il fut effectivement en ce qui me concerne, ce roman ayant bien du mal à trouver un certain écho en moi.

Tels le flux et le reflux de la mer, Max, qui vient de perdre sa femme, décide de revenir sur les lieux de son passé, tout en alternant les souvenirs d’autrefois et les réflexions du présent et de l’avenir.
« A présent que c’était fini, quelque chose de nouveau avait commencé pour moi : la délicate affaire d’être le survivant. »

Quand les expériences du passé éclairent les expériences du présent… voilà le voyage auquel nous convie l’auteur, par l’intermédiaire d’un récit tout en lenteur, tout en finesse mais malheureusement aussi tout en monotonie.

Porté par une très belle écriture, car c’est là que se situe la grande force de John Banville, ce roman manque de souffle, de puissance, au point où j’ai failli manquer d’énergie à mon tour pour en venir à bout. Mais je ne le regrette pas, dans la mesure où ce sont les toutes dernières pages qui donnent sens au récit.

Je suis donc assez mitigée quant à cette lecture, suffisamment en tout cas pour ne pas avoir envie d’approfondir l’œuvre de John Banville dans les mois qui viennent. 


jeudi 10 juillet 2008

Palais de glace de Tarjei Vesaas

Quatrième de couverture

Le don de Tarjei Vesaas, peut-être le plus grand écrivain norvégien de ce siècle (1897-1970), aura été de savoir abolir la dérisoire ligne de démarcation entre vie et mort, solitude et présence. Il n'y a pas d'explication toute prête à proposer de ce chef-d'œuvre qu'est Palais de glace, tant la symbolique en est riche et les harmoniques multiples. Peut-être ne s'agit-il que d'une variation intensément poétique sur le grand secret du thème sacré : l'amour plus fort que la mort. Les deux petites filles qui s'aiment à en mourir, qui aiment l'amour plus qu'elles-mêmes réalisent leur rêve fou, l'une dans la fantastique splendeur de la cascade figée par le gel en un sublime château de glace, l'autre dans un immatériel palais du souvenir.

Écriture poétique, paysages féeriques, le début de l’hiver norvégien et l’amitié de deux petites filles dont l’une des deux disparaîtra dans une cathédrale de glace. Récit sur la mort, le renoncement, la dépression, l’hiver, le froid, le cycle des saisons, le travail de deuil suivi de l’acceptation, le retour à la vie et la réapparition du printemps.

Une belle allégorie toute en langueur où l’amitié, la fidélité occupent une place prépondérante : comment tenir sa promesse, à savoir ne pas oublier l'autre, sans s’éteindre à son tour en s'identifiant à la personne disparue et choisir de poursuivre sa route malgré tout...
 
Un roman de toute beauté, poétique et déstabilisant à la fois, qui ne demande au lecteur qu'à se laisser apprivoiser par la magie de l'écriture.

 Extrait :


Pendant que nous sommes tous là, la neige tombe de plus en plus dense.


La manche de ton manteau se couvre de blanc.

La manche de mon manteau se couvre de blanc.

Elles forment des liens entre nous comme des ponts enneigés.


Mais les ponts enneigés sont gelés.

Ici à l'intérieur la chaleur règne.

Sous la neige ton bras est chaud.

Doucement il pèse sur le mien.


Il neige et il neige,

Sur des ponts silencieux,

Des ponts que les autres ignorent.
 

lundi 7 juillet 2008

Pourfendeur de nuages de Russell Banks

« Chasseur d’esclaves, a dit Père, je t’envoie tout droit en enfer. »

Lorsqu’une étudiante de Columbia University demande à Owen Brown des informations sur son père, le célèbre abolitionniste américain John Brown, elle ignore encore qu’il mettra plusieurs mois à lui répondre sous forme de lettres-confessions, en débordant largement du cadre biographique à proprement dit. Il aura fallu à Owen Brown que s’écoulent plusieurs décennies avant d’atteindre un âge suffisamment avancé pour oser enfin affronter son passé. Pour ce faire, Owen remontera jusqu’à sa petite enfance où il grandit à l’ombre du patriarche John Brown, puritain et père de famille nombreuse au caractère autoritaire et ombrageux, défenseur de la communauté noire qui passera petit à petit du simple agitateur au fanatique religieux en passant par le terrorisme afin de défendre une noble cause : l’abolition de l’esclavage. Ou comment un père décide de sacrifier sa vie et la vie de ses fils en empruntant la voie sanglante de l’action armée au nom de Dieu et devenir un des martyrs de la cause abolitionniste de l’histoire américaine.

Russell Banks nous plonge dans un récit romancé basé sur des faits réels couvrant la période historique des années 1830-1850 des Etats-Unis, à savoir les années qui précèdent la guerre de Sécession, par l’intermédiaire de la figure charismatique de John Brown, un homme pieux qui recoure au terrorisme pour essayer de venir à bout du fléau de l’Amérique, un homme qui pensait avoir été choisi par Dieu pour recevoir ses injonctions afin de combattre l’esclavage de la population noire américaine, un homme qui fut un des précurseurs de la guerre de Sécession.

Le premier tiers du livre reprend le parcours initiatique du troisième fils de John Brown, Owen Brown, enfant issu d’une famille nombreuse, agriculteurs et éleveurs chrétiens, une famille de pionniers comme tant d’autres qui ont dû lutter très jeunes contre les éléments pour survivre dans une nature sauvage et hostile. Cette vie rurale et la dureté du quotidien sont d’ailleurs très bien rendues. Là où j’ai eu beaucoup plus de difficultés se situe dans les introspections du fils Owen lorsque celui-ci, enfant et jeune homme, a du mal à se différencier de la puissante figure paternelle. Il y a pas mal de redites et de longueurs dans cette première partie, suffisamment pour m’avoir donné envie d’abandonner ma lecture en cours de route. Mais heureusement, je n’en ai rien fait ! L’Owen adulte, qui choisit d’épouser la cause de son père, au point de devenir le détonateur des actions armées de ce dernier, se pose moins de questions pour mieux se laisser embarquer dans la violence et l’action terroriste. Bien que non croyant, il perçoit son père à l’image du vieux prophète Abraham, que Dieu mettra à l’épreuve en lui demandant de lui sacrifier son fils. Owen ne comprendra qu’au dernier moment la folie dans laquelle l’a entraîné son père et se sauvera in extremis, non sans éprouver pour le restant de sa vie des remords et de la culpabilité, d’autant plus que plusieurs de ses frères et son père n’y survivront pas, tués et condamnés à mort après leur dernière action d’éclat. Ses lettres-confessions constituent, après sa fuite et les nombreuses années de réclusion qu’il vécut en vivant isolé comme simple berger, un ultime devoir de mémoire pour enfin tourner définitivement la page et mourir l’esprit en paix.

John Brown était-il un saint homme ? Un homme éclairé ? Un précurseur ? Un idéaliste ? Un prophète ? Ou tout simplement un halluciné ? Un terroriste ? Un suicidaire ? Un fou doublé d’un fanatique religieux ? La fin justifie-t-elle les moyens ? L’action terroriste est-elle défendable ? Est-il excusable de tuer et de se sacrifier pour défendre une cause, aussi juste et noble soit-elle ? Difficile de répondre à ces questions, aussi actuelles soient-elles.

Ce qui est certain, c’est qu’il était à la fois un père à la personnalité écrasante à l’ombre duquel son troisième fils, Owen Brown, aura bien du mal à se démarquer et qu’il fut un des premiers blancs abolitionnistes de l’histoire des Etats-Unis. Il sera pendu en 1859 suite à l’insurrection ratée lors de la prise de l’arsenal fédéral de Harpers Ferry en Virginie. Devenu martyr, il demeure jusqu’à nos jours l’un des symboles – toujours controversé à l’heure actuelle - de la lutte pour l’abolition de l’esclavage.

Ce long mais grand récit, qui n’évite pas toujours les répétitions et les longueurs, est un roman historique et biographique mais surtout et avant tout la confession d’un homme solitaire qui vécu longtemps pour la cause de son père mais qui refusa l’ultime sacrifice qu’aurait impliqué son exécution finale.

Ce roman pose véritablement question et m’a laissée longtemps songeuse après avoir tourné la dernière page…

Extrait :

« Je connaissais la probable histoire de viol que la jeune femme en face de moi ne nous disait pas, qu’elle n’avait peut-être même pas avouée à son pauvre mari. Depuis plusieurs années, c’était une histoire que j’avais entendue raconter sous de nombreuses formes aussi horribles les unes que les autres, et je n’avais aucune raison de croire que seule cette jeune femme n’avait pas ainsi été forcée à satisfaire les désirs sexuels de son propriétaire. Et donc, bravant la mort, c’était plus pour sauver son mari que sa propre personne déjà violée qu’elle avait fui son propriétaire. Son propriétaire ! Après l’avoir entendu prononcer depuis tant d’années, ce mot avait encore le pouvoir de me scandaliser et de me faire horreur. Un être humain pouvait donc être propriétaire d’un autre être humain et il pouvait se servir de cette personne à sa guise, la vendre s’il le souhaitait, comme s’il ne s’agissait que d’un vêtement dont il ne voulait plus. Et il possédait également le mari de cette personne : cette réalité, à elle seule, faisait de leur vœu de mariage, leur vœu de se donner l’un à l’autre, une plaisanterie sinistre, une chimère cruelle et écoeurante. »

mercredi 2 juillet 2008

Le tueur aveugle de Margaret Atwood

Le tueur aveugle est un roman à tiroirs dans lequel nous retrouvons Iris Chase - femme bourgeoise de plus de 80 ans qui entame l’écriture de ses Mémoires -, les extraits d’un roman de science-fiction et les coupures de presses éclairant certains passages cités par l’héroïne.

L’auteure s’amuse à brouiller les pistes en multipliant les perspectives, dans ce qui semble devenir au fur et à mesure de la lecture un véritable roman fleuve qui prend des allures de saga familiale labyrinthique ancrée dans son époque historique, politique, économique, sociale et culturelle.

A l’instar de l’avant-dernier roman que j’ai lu de la romancière (« La voleuse d’hommes »), je suis à nouveau très mitigée. Roman qui se veut ambitieux de par sa construction et les nombreux thèmes abordés, ses faux-semblants et ses effets en trompe l’oeil, je n’ai pas pu m’empêcher de trouver le temps long.

Pourtant l’écriture est belle, les personnages intéressants, la vision d’Iris Chaise lucide et sans concession. Oui mais voilà, l’intrigue  sensée se dévoiler à la fin sous forme d’apothéose n’a jamais été au rendez-vous en ce qui me concerne ! Ayant flairé « l’affaire » à la moitié du roman, je suis totalement passée à côté de l’effet recherché. « Tout ça pour ça » traduit parfaitement ce qui m’est venu à l’esprit à la fin de ma lecture, ce qui est tout de même un peu frustrant, vu les nombreuses heures passées à tenir tant bien que mal pour en finir malgré tout. Sans oublier que la partie science-fiction ne m’a pas convaincue non plus…

Au final, plus de points négatifs que de positifs !

Bilan de mes trois lectures de Margaret Atwood : si j’ai bien aimé « La servante écarlate », la lecture de « La voleuse d’hommes » et « Le tueur aveugle » me semblaient suffisamment fastidieuses pour ne plus avoir envie de poursuivre ma découverte de cette auteure. J’arrête là et je passe définitivement à autre chose. Dommage pourtant… Margaret Atwood a l’art de trouver de très bons titres qui donnent vraiment envie d’aller plus loin mais je ne mordrai plus à l’hameçon !

« Le Tueur aveugle » a été couronné par le Booker Prize en 2000.